jeudi 28 janvier 2016

Low down

le bruit des livres

A.J. Albany, Low Down, éds Le nouvel Attila

Mon coup de coeur :
Le be-bop est une forme de jazz qui a eu ses légendes, certaines mondialement célèbres dont Thelonious Monk, Charlie Parker, Dizzy Gillespi, d'autres moins comme Joe Abany ce pianiste blanc admiré par ses pairs mais rapidement oublié du grand public. Fils d'un immigré italien peu aimant, Joe est tombé dans le jazz et la drogue très tôt. Après des débuts prometteurs auprès des plus grands jazzmen sa vie ne devient qu'une suite de cures de désintox, de concerts dans de minables bars piano et d'inactivité: "On a toujours manqué d'informations sur les faits et gestes de mon père au cours des années soixante. Ce ne fut pas, pour lui, une période productive sur le plan musical, mais c'est alors que je le connus le mieux. S'il n'était pas en prison ou en cure de désintox, on était ensemble. Ce livre est un récit de ma vie avec lui à cette époque : une série de moments fragmentés vus à travers le prisme de mon enfance. C'est aussi une histoire sur le fait de grandir et de survivre à Hollywood, un voyage difficile dans une ville unique sur la mauvaise pente."
Avec l'aide sa sa propre mère, Joe tente d'élever Amy-Jo sa fille unique (dans tous les sens du terme) dont il a la garde depuis que sa femme -junkie elle aussi- a abandonné le domicile conjugal. Mais il se révèle rapidement incapable de s'en occuper de manière responsable tant l'appel de la drogue et de l'alcool est prédominant. Mais si l'enfance d'Amy-Jo à L.A. s'est déroulée loin du glamour hollywoodien et dans une grande précarité matérielle, elle a toujours été baignée dans un amour incommensurable et réciproque. "J'étais moi aussi en admiration devant le talent de mon père, mais je lui vouais un amour totalement démesuré, comme seule une fille peut aimer son père". Et ce n'est pas le monde extérieur qui aurait pu apporter à cette petite fille -au visage angélique et au tempérament bagarreur- de la stabilité et encore moins l'amadouer et la séparer de son père.
Low Down déroule par petites touches cette vie chaotique à travers le double regard de cette petite fille éperdument fascinée par son père et de l'adulte qu'elle est devenue depuis. Les amis célèbres de ce dernier, ses brefs succès et sa longue déchéance, l'instabilité de sa mère, la tendresse de sa grand-mère, les galères d'argent et de drogue... tout est passé en revue en faisant fi de tout ordre chronologie. Au contraire, Amy-Jo nous offre des moments de vie qui sont à l'image de la carrière de l'homme de sa vie: morcelés et décousus. De bars en salles de piano-bars en passant par les chambres d'hôtels miteuses, elle nous entraîne dans le L.A. des bas fonds. Mais si la vie ne les a pas épargnés, la tendresse, la complicité et l'honnêteté n'ont pas cessé de les unir. Chaque épisode de sa vie témoigne autant de cela que son tempérament volcanique et sa volonté à toute épreuve.

vendredi 22 janvier 2016

2084 La fin du monde

le bruit des livres

Boualem Sansal, 2084, la fin du monde, éds Gallimard

Ma chronique :
2084 est -après Le serment des barbares, L'enfant fou de l'arbre creux et Rue Darwin- le quatrième roman de Boualem Sansal que je lis et c'est le seul que je trouve décevant. Il y a peut-être eu trop d'attente de ma part après avoir vu les critiques dithyrambiques qui ont accompagnées sa parution à moins que ce soit du fait que j'ai été émerveillée et bouleversée par ces lectures précédentes, Non pas que Sansal ne fasse pas preuve ici aussi de sa qualité de grand conteur mais c'est la narration elle-même qui ne m'a pas convaincue malgré quelques passages forts et pertinents.
2084 est le récit d'un monde nouveau né sur les décombres du nôtre qui a disparu géographiquement, linguistiquement, matériellement. Celui qui l'a donc remplacé "de manière totale, définitive, irrévocable" se nomme l'Abistan. Ce pays tient son nom d'Abi, "délégué" suprême de "Yölah le Tout Puissant". Qui dit nouveau monde dit nouveaux préceptes, nouvelles règles de vie, nouvelle langue, nouveaux codes vestimentaires... Tout y est codifié et figé et personne n'échappe aux regards des autres.
Ancien tuberculeux parti se faire soigné au loin dans les montagnes, Ati tente depuis son retour en ville de comprendre le monde qui l'entoure. Avec lui, nous découvrons avec frayeur les lois immuables qui régissent ce pays: les prières obligatoires, les tenues vestimentaires imposées, la multiplicité des mécanisme de surveillance, l'instrumentalisation de la peur -avec les disparitions, les procès abusifs, les lapidations et autres condamnations à mort- mais aussi pour une petite caste de privilégiés : les compromissions. L'appareil officiel est omniprésent bien qu'invisible (ce qui en fait sa force) et le peuple -aveugle et amnésique- n'a pas d'autre possibilité que de lui être fidèle et de le servir. Abi a fait table rase de l'Histoire pour non seulement créer les fables propres à soumettre son peuple mais aussi pour "transformer d'inutiles et misérables croyants en glorieux et profitables martyrs".
Si officiellement le peuple vit dans le bonheur qu'apporte la foi, quelques personnages révèlent les failles de cette théocratie. Ati est l'exemple du personnage pétri de doutes quant au bien fondé de sa foi et surtout sur ce qui fait l'ADN de l'Abistan. Ses interrogations sont d'autant plus importantes après avoir rencontré Nas (sage ethnologue qui vient de découvrir un village ancien parfaitement intact qui contredit l'histoire et les préceptes abistanais) et Koa (fonctionnaire issu d'une grande lignée de croyants). A eux trois il mettent à mal cette société qui ne tolère aucune suspicion et qui ne vit que "grâce" la soumission unanime à ce dieu cruel et unique et à l'amnésie totale de son peuple. Douter c'est déjà sortir du lot et résister c'est d'ailleurs ce que confirme tragiquement le périple entreprit par Ati et Koa. Se déplacer c'est déjà remettre en cause le système, échapper à la surveillance généralisée et faire preuve de curiosité, chose inimaginable pour un état qui n'existe que grâce à l'ignorance et à l'acceptation total de son peuple.

Tout cela nous donne des passages intéressants sur les mécanismes propres aux sociétés théocratiques mais la narration est laborieuse et l'ensemble confus et parfois superficiel. De la ligne narrative générale aux réflexions labyrinthiques d'Ati en passant par les descriptions de l'Abistan -territoire sans frontière officielle, de l'Abigouv -obscure tête agissante- et de l'ensemble du système "abistanais" le roman alterne de grandes descriptions et de bonnes réflexions mais aussi beaucoup de bavardages et de redites. Dommage ce 2084 n'a pas de ligne narrative forte. Ce n'est pas pour moi le roman de Sansal le plus remarquable et qui mérite le plus d'éloges (contrairement au Serment des barbares) et la comparaison avec 1984 ne vaut que parce qu'il s'agit de deux dystopies qui nous invitent à être attentifs aux débordements idéologiques d'une société nouvelle qui use de son propre langage tout en faisant table rase de l'Histoire. Je le regrette d'autant plus que Boualem Sansal est un auteur qui jusqu'à présent m'avait pleinement convaincue pas ses qualités de conteur, par sa plume (habituellement) bien plus subtile et son regard acéré.




L'auteur :
Né le 15 octobre 1949 Boualem Sansal, est un écrivain algérien d'expression française, Principalement reconnu en tant que romancier, Sansal est aussi essayiste. Il a un diplôme d'ingénieur et un doctorat en économie. Il a été haut fonctionnaire au ministère de l'Industrie algérien jusqu'en 2003. mais ses propos critiques lui valent d'être limogé puis censuré dans son pays d'origine où il réside toujours. Déjà très reconnu en France et en Allemagne -pays dans lesquels il a reçu de nombreux prix- son roman 2084 le propulse devant la scène et le fait connaître du grand public notamment grâce au Grand Prix du roman de l'Académie française 2015.
Voici sa bibliographie partielle:
En 1999  paraît aux éds Gallimard Le Serment des barbares qui se voit attribuer le prix du premier roman 1999 et le Prix Tropiques 1999.
Suivent alors en 2000 L'Enfant fou de l'arbre creux (éds Gallimard) pour lequel Sansal reçoit le Prix Michel-Dard, Harraga (éd. Gallimard, 2005), l'essai  Poste restante : Alger : lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes ( éd. Gallimard 2006), Le Village de l'Allemand ou Le Journal des frères Schiller (éd. Gallimard, 2008) qui remporte de nombreux prix dont le Ggrand Prix RTL-Lire 2008, celui de la francophonie 2008, et le Prix Louis-Guilloux. En 2011 sort Rue Darwin toujours aux éds Gallimard (Prix du Roman-News 2012).
Enfin lors de la rentrée littéraire 2015  parait 2084 : la fin du monde (eds Gallimard)  Grand prix du roman de l'Académie française 2015

vendredi 8 janvier 2016

D'après une histoire vraie

rentrée littéraire 2015

Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie, éds JC Lattès

Mon coup de coeur :
Delphine est une romancière connue et reconnue. Son dernier roman Rien ne s'oppose à la nuit a été un immense succès public et critique et a généré un incroyable engouement -au-delà de toutes ses espérances- la laissant désemparée et épuisée tant physiquement que moralement. Dans ce roman, elle racontait l'histoire de sa mère diagnostiquée bipolaire puisant non sans conséquence dans ses souvenirs d'enfance et dans ceux de ses proches. Au fil du temps et des rencontres organisées par son éditeur, Delphine perd goût aux contacts humains et développe une angoisse de la page blanche. Car comment écrire après s'être autant livrée personnellement ? Où trouver l'inspiration quand tout vous oppresse ? Comment ne pas décevoir l'attente générée par l'incroyable réception de son précédent livre?  Telles sont quelques unes des questions auxquelles Delphine ne peut échapper dorénavant. Et c'est en profitant de cette vulnérabilité que L. va s'engouffrer dans la vie de la romancière et la manipuler, insidieusement au début puis plus explicitement une fois sa proie prise au piège. "L. s'est installée dans ma vie, avec mon consentement, par une sorte d'envoûtement progressif " (...) " En apparence, elle me portait, me soutenait, me protégeait. Mais en réalité, elle absorbait mon énergie. Elle captait mon pouls, ma tension, et ce goût pour la fantaisie qui pourtant ne m’avait jamais fait défaut."

D'après une histoire vraie est donc le récit de l'après Rien ne s'oppose à la nuit, du sentiment d'incapacité ressenti par son auteur depuis l'immense succès de ce roman si personnel, du vide qu'il a laissé et de la manière dont L. va profiter de cette fébrilité. Alors qu'au moment où débute le roman Delphine est libérée de l'emprise de cette dernière, la narratrice décide de revenir sur les circonstances qui ont favorisé cette dépendance et de dévoiler minutieusement toutes les étapes qui ont permis à cette femme de s'imposer à elle.
L. est une femme énergique, secrète, pleine de ressources et au tempérament fort. Elle gagne sa vie en tant que ghost writer et connaît donc bien le monde de l'édition et les problèmes liés à l'écriture. Elle approche Delphine lors d'une soirée et va, à partir de ce moment, multiplier les occasions de la rencontrer et de lui venir en aide. Comme cette dernière nous assistons impuissants à cette vampirisation. De simple connaissance, L. va devenir une amie, une confidente, une doublure, une béquille (littéralement et symboliquement)! Au fil du temps Delphine laisse à celle qu'elle considère comme une amie une place de plus en plus prépondérante dans sa vie personnelle et professionnelle au détriment même de ses proches qui ignorent ce qui se passe. Cette domination se fera autant sur la personne de Delphine -de plus et plus isolée et dépendante- que sur ses biens personnels. L. va notamment s'approprier son agenda, son téléphone, son ordinateur, certains de ses écrits (dont une préface), ses vêtements, son appartement et même la maison de campagne de son ami. Delphine ira même jusqu'à lui confier le soin d'endosser son identité afin d'assurer "sa" présence lors d'un débat avec des lycéens. Le seul point d'achoppement durable entre elles deux est leur conception divergente sur ce que doit être le prochain livre de Delphine. Si la romancière souhaite composer une oeuvre purement fictive, L. a des convictions inébranlables sur ce que doit écrire Delphine et sur ce que ses lecteurs attendent d'elle: ils attendent du VRAI et non du vraisemblable: "Tu n’as pas besoin d’inventer quoi que ce soit. Ta vie, ta personne, ton regard sur le monde doivent être ton seul matériau. L’intrigue est un piège, un traquenard, tu crois sans doute qu’elle t’offre un abri, ou un pilier, mais c’est faux.". C'est à cause de cette ferveur -voire cette fureur- avec laquelle L. tente de convaincre Delphine que cette dernière va commencer à douter de sa "bienveillance".

Pour nourrir son intrigue de Vigan entremêle habilement les éléments biographiques et fictifs. Le personnage de Delphine est à sa propre image. C'est une femme sensible, une romancière connue, la mère de deux enfants, la compagne d'un célèbre journaliste littéraire prénommé François. Mais la question que nous nous posons c'est: qui est réellement L.? Un personnage purement créé pour cette seule intrigue ou le double fictif d'une personne ayant réellement côtoyé l'auteur ? D'ailleurs à quel point cette histoire tient elle de la fiction ??? 
Avec ce récit au titre trompeur (et manipulateur), Delphine de Vigan signe un roman psychologique qui se joue du lecteur -avec son consentement- tout autant qu'elle se joue des genres narratifs "La fiction, l'autofiction, l'autobiographie, pour moi, ce n'est jamais un parti pris, une revendication, ni même une intention. C'est éventuellement un résultat."  Elle réussit à composer sous nos yeux deux livres en un: le premier sur cette histoire d'emprise, le second sur ce qui est à l'origine de ce livre et se joue à travers lui. De cette mise en abîme découlent la question de l'inspiration romanesque et celle de la place de la fiction littéraire dans une société qui reste fascinée par les faits divers et la télé réalité. Pourtant, malgré ces problématiques que je trouve passionnantes il y a un bémol dans cette lecture, à savoir un final que je trouve pas aussi convainquant que le reste du récit car moins bien maîtrisé, plus bancal ou plus tiré par les cheveux. Dommage car jusqu'alors les pages se lisaient sans heurt.

Avec D'après une histoire vraie Delphine de Vigan fait preuve de beaucoup de malice (un choix de sujet ingénieux) et de savoir faire (une narration d'une belle efficacité, à l'exception d'une partie du dernier chapitre). Son récit n'est pas sans me rappeler Misery de Stephen King (la lectrice irrationnellement fan de son auteur), JF partagerait appartement de Barbet Schroeder (la transformation de L. en double de Delphine) ou L'ombre d'un doute d'Alfred Hitchcock (le côté "magique" du personnage qui apparaît et disparaît au bon moment). Comme le personnage de Delphine, le lecteur est prisonnier de cet engrenage et ne sait démêler le vrai du faux. Et si au fil de la lecture la tension s'amplifie, les doutes et l'intérêt du lecteur aussi. Même si Rien ne s'oppose à la nuit m'a davantage convaincue, son auteur nous offre ici un roman captivant, plaisant à lire et à conseiller. Toutefois une petite question subsidiaire demeure: si Delphine de Vigan a réussi à faire du succès phénoménal de son précédent roman le point de départ de son dernier livre je me demande comment et à quel point va t-elle pouvoir se libérer de son best-seller. Suspense...



L'auteur :
Née le 1er mars 1966 à Boulogne Billancourt, Delphien de Vigan est une romancière française. Après une formation au Centre d’Etudes Littéraires et Scientifiques Appliquées, elle devient directrice d’études dans un institut de sondages. Sous le pseudonyme Lou Delvig, elle écrit un premier roman, fortement autobiographique : Jours sans faim (éds Grasset 2001), qui raconte le combat d’une jeune femme contre l’anorexie. Un recueil de nouvelles et un second roman suivront en 2005, publiés sous vrai nom. Puis en août 2008 paraît No et moi (éds JC Lattès) qui reçoit le Prix des libraires, le Prix du Rotary et est adapté au cinéma par Zabou Breitman. L'année suivante paraissent Les heures souterraines (éds JC Lattès). Grâce à ce roman -qui dénonce le harcèlement moral dans le monde du travail- la romancière est pour la première fois nominée au Prix Goncourt. En 2011 parait Rien ne s’oppose à la nuit (éds JC Lattès) qui sera lui aussi en lice pour le Goncourt. Salué tant par la critique que par le public, ce roman obtient de nombreux prix dont le Prix du roman Fnac, le Prix des lectrices de Elle, le Prix France Télévisions et le Prix Renaudot des lycéens. D'après une histoire vraie est son sixième roman et le cinquième paru aux éds JC Lattès. Comme le précédent il rencontre un large succès critique et commercial et a reçu successivement le Prix Renaudot 2015 et le Prix Goncourt des Lycéens 2015.