samedi 24 septembre 2016

En aparté avec ...Gaëlle Josse (2)

Portée par l'envie de consacrer une rubrique aux acteurs du monde littéraire (auteurs, éditeurs, blogueurs...), j'ai décidé d'aller à leur rencontre, d'échanger sur leur(s) actualité(s) littéraire(s) mais aussi sur leurs lectures et de retranscrire ici-même le fruit de ces entrevues non pas sous forme de questions/réponses mais en en faisant une narration fidèle aux propos tenus et au déroulement de ces rencontres.  


  En aparté avec ... Gaëlle Josse 
Paris 9ème, le 18 avril 2016 -12h -13h
A l'occasion de la parution aujourd'hui de De Vives voix  aux éditions Le temps qu'il fait, retrouvez "mon aparté" avec Gaëlle Josse. De cette rencontre, voici les mots, les thèmes et les moments retenus.


Gaëlle Josse et L'ombre de nos nuits : 
L'ombre de nos nuits est un récit dans lequel s'imbriquent trois intrigues qui se répondent et s'enrichissent tout au long du roman : une histoire de passion déçue qu'une jeune femme se remémore en admirant le Saint Sébastien soigné par Irène peint par Georges de La Tour, la réalisation de cette peinture par le Maître, et enfin l'implication et les tourments de Laurent -son apprenti- au cours de ce travail.
A l’origine de ce livre, il y a la découverte de ce tableau de Georges de La Tour par Gaëlle Josse et plus particulièrement le saisissement qu'elle a alors éprouvé en découvrant le visage d’Irène et en ressentant la bienveillance des personnages représentés. C'est la raison pour laquelle L'ombre de nos nuits est d'abord une histoire d'amour. Mais c'est en découvrant que le tableau observé n'était  pas signé du maître mais par un apprenti qu'elle a décidé d'apporter à cette histoire d'amour deux autres perspectives narratives portées alternativement par le Maître et par Laurent. Puisque cette copie existe -"l'original [ayant] été perdue"- l'idée de rajouter ce dernier s'est imposée avec "fascination et enthousiasme". Avec cette découverte "une autre page blanche" narrative est née.
Faire de ce garçon un orphelin de la guerre de 30 ans permettait en plus de respecter les circonstances historiques d'une Lorraine accablée par la violence de la guerre mais aussi de la peste. Tout comme l'observateur actuel, ce personnage est troublé par le visage de celle qui sert de modèle à Irène au point d'en être amoureux. Mais l'interdit social est trop imposant pour pouvoir y échapper. Le parcours de ce garçon qui tente de trouver sa place dans cette famille d'adoption mais aussi dans son art est à l'image de tout à chacun. Chacun de ces trois destins permettent de mettre au cœur du livre la problématique de l'aveuglement.
Grace à ces personnages piégés "écartelés, en tension" qui doivent trouver leur place dans leur relation et donner un sens à leur choix, l'auteur fait le récit de ce qui se joue dans leur vie à un moment crucial de celle-ci.

L'écriture de L'ombre de nos nuits : 
Quel travail préparatoire et quelles recherches ? : Ce travail existe forcément mais Gaëlle Josse l'affirme : l'auteur ne doit pas se laisser submerger par celui-ci. Il faut savoir laisser "décanter ce travail de recherches" , seuls doivent demeurer "les rochers essentiels sur lesquels s'accroche sa narration". Une fois tous les éléments digérés, Gaëlle Josse est prête à se lancer dans l'écriture. Surtout il y a de la curiosité, normal "quand un sujet nous tient à cœur". Il faut que l'histoire se tienne (la toile de fond doit être cohérente) sans pour autant être dans la révérence historique. Le danger serait d'avoir plus d'informations que nécessaire. Ce n'est pas la dimension historique qui importe mais celle des personnages (leur intimité, leurs forces et faiblesses, leurs questionnements...)
Avant l'écriture Avant de se lancer dans l'écriture, Gaëlle Josse effectue tout un travail d'immersion mentale, ce qui lui permet -une fois prête- d'écrire sans "story-board". Quelques lignes sur une page blanche servent de jalons à la narration vers une fin envisagée mais pas définitive ; car rien n'est figé, fort heureusement. Ce sont les "surprises en cours" qui apportent le supplément d'âme et/ou la tension tant recherchés.  "La fin : un horizon entrevu mais la route est longue" pour y arriver.
A l'origine, il y a une phase purement créative avec une intrigue et des personnages qui se mettent en place. Ensuite vient le travail d'écriture à proprement parlé avec des mots, un rythme et des liens à trouver.
L'importance de la forme courte dans l'oeuvre de Gaëlle Josse Avant la rédaction, rien n'est préétabli. Ce doit être uniquement l'histoire et les personnages qui imposent le rythme, la ponctuation et l'épaisseur du récit.  A aucun moment durant cette phase de création et de composition, Gaëlle Josse ne se regarde écrire ou s'auto-analyse. Sa relecture lui permet avant tout de voir si l'ensemble est juste et s'il fonctionne du début à la fin. L'objectif n'étant pas de rendre de "jolies phrases" mais un récit cohérent et en adéquation avec ses envies. C'est vraiment sans artifices que la romancière réussit à solliciter les sens de ses lecteurs. Cependant, lectrice avant d'être romancière, elle avoue apprécier les textes tendus, ce goût explique sans doute qu'elle excelle dans l'écriture de romans courts.

Quelle relation avec l'éditeur ?
Entre le moment "où l'histoire se met en route" et celui où l'on lance le BAT (bon-à-tirer), il se passe en moyenne un an et demi avec des séquences de travail intensif et d'autres de décantage.  La mission de l'éditeur est, à ce moment, d'amener le texte  au maximum de son potentiel. Celui de l'écrivain est de prendre en compte les suggestions et remarques proposées tout en restant fidèle à ses intentions.  C'est un travail de dentelle –fait d'écoute et de bienveillance- qui s'instaure alors entre les deux. 

Au cœur de L'Ombre de nos nuits : 
Les souvenirs : "Très intéressée par ce qui se joue entre la mémoire et l'oubli parce qu'on a besoin de mémoire pour être ancré dans nos vies (ce en quoi on croit ou contre quoi on se rebelle) et en même temps pour vivre il faut avancer et avancer c'est aussi oublier", Gaëlle Josse fait des souvenirs (réels, partiels ou faux) des éléments moteurs de ses personnages que ce soit dans L'ombre de nos nuits ou dans ses précédents romans.
Une vie faite que de mémoire serait aussi infernale qu'une vie faite que d'oubli. Et pour l'écrivain, "inventer c'est un moment se souvenir de quelque chose". Même si l'imaginaire remodèle les choses, il y a toujours une dimension mémorielle dans la fiction. Toutefois, paradoxalement se souvenir c'est aussi réinventer : le temps du vécu n'étant pas celui du souvenir, il y a forcément distorsion. Cette fascination pour le travail de la mémoire (pour ce qu'il y a de subjectif, d'individuel et de fragmentaire), nous lecteurs pouvons aussi la ressentir dans nos lectures des romans de Gaëlle Josse.

L'Histoire et les lieux : Sans y penser spontanément et sans faire du roman historique, les lieux et la trame historique ont une place prépondérante dans L'ombre de nos nuits comme dans tous les romans de Gaëlle Josse.  C'est ce qui permet le jaillissement de la vie. "Ce n'est pas innocent si les choses se passent ici ou là" . Les lieux déclenchent des émotions qui déclenchent des (ré)actions.

Gaëlle Josse écrivain : 
Durant ce printemps, Gaëlle Josse a travaillé sur De Vives voix "un petit livre" (auquel elle est très attachée) paru le 22 septembre aux éditions Le temps qu'il fait . Il s'agit d'un ensemble de fragments en prose sur les voix d'enfances, perdues, oubliées ou encore celles que l'on cueille. A côté de ce travail et du suivi des nombreuses traductions du Dernier Gardien, elle laisse "décanter" un roman pas totalement terminé.
Si elle est maintenant une romancière aimée et reconnue, Gaëlle Josse est venue à l'écriture par la poésie (elle est l'auteur de cinq recueils et de plusieurs publications dans diverses revues littéraires). Ce qu'il y a de fabuleux avec ce genre c'est de voir comment "trois mots peuvent pulvériser une page". C'est avec Les heures silencieuses (déjà à la suite du choc émotionnel éprouvé lors de sa rencontre avec le tableau de de Witte) qu'elle a "glissé" de la poésie vers le roman nourri par des personnages et une histoire. Ce qu'elle continue d'aimer avant tout dans la poésie c'est sa force d'évocation "deux mots accolés l'un à l'autre suffisent pour évoquer une image et/ou une sensation". Toutefois la transition entre ces deux genres littéraires fut facile : "chaque sujet a la forme qui lui convient", car "les choses se mettent en place toutes seules". Intuitivement, elle sait quelle est la forme qui sied le mieux au propos tenu.
Entre l'écriture, son métier de journaliste et ses rencontres avec ses lecteurs,elle aime pouvoir faire une pause afin de mieux se préparer à recevoir l'inspiration et le saisissement. "Quand les choses sont là, il faut les accueillir". L'écriture commence par "un choc" qui stimule irrésistiblement son imaginaire.
Lors de la sortie de ses romans, Gaëlle espère toujours que le livre sera bien reçu, mais une fois paru, le moment de l'écriture est révolu depuis longtemps. Seule lui importe l'idée que ce qui est écrit est ce qui devait être écrit, et que le roman est en accord avec ce qui a été publié.
Quand elle écrit, Gaëlle Josse est en totale empathie avec ses personnages. "A un moment chaque personnage m'est propre, m'est cher". Quand l'histoire se met en place, tout est possible et n'importe lequel d'entre eux peut prendre la parole. Toutefois, il est important de définir qui raconte l'histoire, qui raconte sa vérité. Dans Ellis Island, l'écho des pas dans ce lieu vide a précipité l'idée qu'il fallait que ce soit son dernier gardien qui prenne en charge le récit. Mais il fallait aussi qu’il devienne au fil des pages moins témoin et plus acteur de l'Histoire.
Quant à Noces de neige, c'est l'écriture qui a décidé que les deux personnages féminins devaient porter la narration.

Gaëlle Josse et son lectorat : 
Beaucoup de paramètres échappent aux auteurs que ce soit l’accueil critique et commercial ou l'interprétation que peuvent en faire leurs lecteurs. Pour sa part, Gaëlle Josse aime laisser à son lectorat suffisamment de liberté  afin que celui-ci puisse projeter ce qu'il veut, d'autant plus que c'est un sentiment  formidable de voir son livre prendre des directions autres de que ce que l'auteur avait initialement pensé. Quant à la mauvaise réception et l'échec commercial, ils font partie du métier et elle les accepte comme tels. Mais ce que Gaëlle Josse retient davantage c'est la fidélité et la bienveillance de ses lecteurs. Ce qui ne cesse de la surprendre et la ravir. Très sollicitée par les libraires et ses lecteurs, elle  passe trois jours/semaine en déplacement entre janvier et fin juillet (ce qui l'oblige à décliner, à son grand regret,  nombre de sollicitations).
Lors de ces rencontres elle côtoie un public de plus en plus nombreux, curieux  et passionné de connaître l'auteur et les ressorts de son écriture. Enfin, elle s'étonne et est  émue des nombreuses traductions que connaissent ses livres. Malgré sa modestie elle a ressenti de la surprise et de la fierté en apprenant que Le dernier Gardien et Les Heures silencieuses sont conseillés par l'éducation nationale, ce qui l'amène à de nombreuses rencontres avec les lycéens.

Bibliothèque personnelle de Gaëlle Josse (photo de Gaëlle Josse)
Gaëlle Josse lectrice : 
Lectrice avant d'être romancière, Gaëlle Josse a un rapport compulsif à l'imprimé et ce depuis l'enfance avec la collection des Père Castor, la Bibliothèque verte et rose, les classiques comme Zola (Germinal), Balzac, Camus, Sartre et une adoration sans faille pour la poésie et plus particulièrement pour Rimbaud, Apollinaire, Char ou encore Michaux. Ses lectures adolescentes -qui vont de Stevenson à Céline -( "le choc du Voyage, le livre hémorragique avec une langue qui cogne") en passant par London, Cendrars (Bourlinguer), la littérature russe avec Âmes mortes de Gogol et austro-hongroise avec Zweig, Joseph Roth, Schnitzler mais aussi Marai "qui reste indépassable"- continuent de la suivre. Ce qu'elle admire chez ces auteurs, c'est tout autant leur qualité de prosateur que leur faculté à explorer l'âme humaine. Romancière ou lectrice, Gaëlle Josse est avant tout sensible à l'intensité et la musicalité d'une narration, à la force des personnages qui y font écho et aux questionnements que le récit nous renvoie. Mais à côté de ces textes, la littérature de voyage et en particulier les romans de marine (origine bretonne oblige) tels ceux d'O'Brien Stevenson, Loti comptent aussi énormément.
Devant l'abondance de livres édités, Gaëlle Josse sélectionne ses lectures en fonction de l’écrivain, l’éditeur, voire la couverture. Grande lectrice de blogs littéraire -qu'elle suit régulièrement- elle n'hésite pas à prendre en compte les avis qui y sont partagés. Depuis que son statut de romancière lui permet d'aller à la rencontre d'autres collègues, elle avoue lire de plus en plus de romans français contemporains laissant de côtés les classiques qu'elle aime tant relire. Ceux cités précédemment mais aussi ceux de la littérature américaine "qui emmènent très loin" et qui occupent une place importante dans son panthéon littéraire. Parmi eux, Corps et âme de Frank Conroy, les livres de Louise Erdrich, Le fils de Philippe Meyer tiennent le haut de l'affiche...
Lecture coup de coeur de Gaëlle Josse
Gaëlle Josse garde depuis l'enfance l'habitude et le plaisir de fréquenter les librairies. Son statut de romancière lui permet désormais d'être plus proches des libraires qui lui offrent régulièrement des romans en remerciement. D'ailleurs, sa lecture actuelle -Plus haut que la mer- est la preuve de cette nouvelle complicité. Parmi les autres lectures récentes il y a Salomon Gursky de Mordecai Richler, Le fracas du temps de Julian Barnes (sur Chostakovitch) ou encore Titus aime Bérénice de Nathalie Azoulai. Malgré un emploi du temps chargé, Gaëlle Josse continue de lire deux-trois livres par semaine et comme beaucoup d'entre nous elle souffre du manque d'étagères pour y ranger l'ensemble de ses lectures.
Si elle aime lire, Gaëlle Josse aime aussi offrir des livres qu'elle n'a pas signés (chacun étant un cadeau intime) comme Boussole de Mathias Enard ou les romans de Laurent Gaudé. Elle m'avoue aussi aimer conseiller des lectures lorsqu'elle remarque dans une librairie un client hésitant.
Sans être sacralisé, son rapport au livre en tant qu'objet est fort. Gaëlle Josse demeure en toutes circonstances une lectrice soignée qui n'aime pas corner ses romans et encore moins casser leur tranche. A la rigueur il lui arrive de les annoter ou de souligner une phrase....
Enfin, bien qu'auteur reconnu, Gaëlle Josse tient lorsqu'elle lit à n'être que lectrice. Si au cours de sa lecture elle réfléchit en tant que romancière, c'est plutôt mauvais signe pour le livre, car cela signifie que l'écriture la heurte. Comme beaucoup d'entre nous, elle attend d'être emportée.

Des références autres que littéraires ? 
La musique : Gaëlle Josse se définit aussi comme musicienne. Cette familiarité avec cet art est due à une longue pratique depuis l'enfance. Elle aime l'immédiateté qu'induit la musique qui ne demande pas de codage préalable. Quelques notes et l'on sait si ça accroche on non. Là aussi se joue quelque chose de non- négociable.
La peinture : C'est un pur hasard si L'Ombre de nos nuits est -après Les heures silencieuses- le deuxième texte inspiré d'une toile. La force du tableau de Georges de La Tour et le fait que son écriture aille vers une autre direction que celle prise par son premier roman l'ont finalement convaincue de continuer et d'aller au-delà de sa brève réticence initiale. Là aussi l'écriture  a été pour Gaëlle Josse comme une fulgurance à satisfaire.


Les exergues :
Je suis heureuse d'apprendre que nous partageons ce goût commun. C'est le hasard qui fait que par moment en lisant différents genres littéraires elle tombe sur la phrase ou le mot qui correspondent complètement à l'état d'esprit dans lequel elle est. Et si cela "matche", elle choisit cet extrait comme exergue tel un prélude en musique. De ce fait, elle établit une connivence littéraire qui résonne entre l'oeuvre citée et celle en écriture. Pour toutes ces raisons, l'exergue est tout autant nécessaire que le corps du récit. Un bon exergue c'est comme le son juste d'un instrument bien accordé.


Passionnée de musique, de peinture et de poésie, cette rencontre avec Gaëlle Josse ne pouvait être qu'à l'image de son univers romanesque : sensible, passionnante et sincère.
Cette heure, nous l'avons entièrement passée à parler de livres, ceux que l'on écrit, ceux qu'on lit, ceux que l'on choisit par rapport au titre ou à la couverture, ceux que l'on nous conseille, ceux que l'on aime offrir, ceux que l'on abandonne, que l'on parcourt, que l'on met de côté, ceux qui a priori ne nous sont pas destinés, les livres à message ou non... 
Cet aparté a été pour moi non seulement l'occasion d'apprendre un peu plus sur cette romancière discrète et entière et sur un livre que j'ai aimé lire mais ce fut aussi une parenthèse au cours de laquelle nous avons parlé littérature entre lectrices. 
Je remercie encore Gaëlle Josse pour cette heure de libre échange et pour sa gentillesse et sa disponibilité.


Et plus si affinités :
Née en septembre 1960, Gaëlle Josse est une romancière française. Après des études de droit, de journalisme et de psychologie, elle travaille à Paris comme rédactrice dans un magazine et anime des ateliers d'écriture.
Passionnée de musique, elle anime également des rencontres autour de l'écoute d'œuvres musicales.
Sont parus aux éds Autement: Les heures silencieuses (2011), Nos vies désaccordées (2012) et Noces de neige (2013), Le dernier gardien d'Ellis Island (2014), L'ombre de nos nuits (son cinquième romans et le deuxième publié dans la collection Notabilia aux éds Noir sur Blanc en 2015) ou encore ce fameux "petit livre" évoqué lors de cette entrevue : De vives voix (éds Le Temps qu'il fait, 2016).
.Tous ont connu un très bon accueil et ont permis à leur auteur de recevoir de nombreux prix.

jeudi 22 septembre 2016

De vives voix

Gaëlle Josse, De vives voix, éds Le Temps qu'il fait

Ma chronique :
Gaëlle Josse est sensible à l'intensité et la musicalité des mots, cela est évident pour ceux qui connaissent son univers romanesques et ces oeuvres poétiques. C'est aussi ce que révèle ce recueil -ensemble de fragments en prose- sur les voix et plus particulièrement les voix de l'enfance, perdues, oubliées, ressuscitées ou encore celles que l'on cueille parfois inconsciemment et qui révèle autant sur le destinateur que sur la destinataire. Telle une gamme vocale, le texte s'appuie sur des registres différents (expériences personnelles et des références artistiques, littéraires et linguistiques) pour dire la richesse que recèlent et révèlent les voix .
Davantage que l'ensemble des sons qu'elle produit, la voix est une manière d'être au monde parce qu'elle implique l'écoute, l'échange et donc altérité.
Qu'elle soit articulée, chantée, criée, chuchotée, signifiantes ou non, toute voix est -telle une empreinte digitale- unique et personnelle. Et pourtant elle a cette singularité d'être unique et variable car elle se module selon le contexte vécu par celui qui l'émet (selon son timbre ou encore son tempo elle trahit l'état d'esprit dans lequel le locuteur est au moment où le son de sa voix se fait entendre) mais aussi par celui qui la reçoit (qui la perçoit différemment selon l'état émotionnel et/ou géographique dans lequel il est plongé). Pour le destinataire, elle suscite inévitablement des réactions (apaiser, énerver, rendre mélancolique...) et peut à son tour déclencher un souvenir. La voix évolue alors entre deux temporalités : le passé et le présent.

Au fil des pages j'ai retrouvé ce qui fait la singularité des oeuvres de Gaëlle Josse : son amour pour la musicalité des mots et plus généralement pour la musique, sa prédilection pour la forme brève, son exigence, sa faculté à mêler souvenirs personnels et références littéraires, philosophiques, scientifiques... Lire ce recueil c'est continuer à explorer l'univers littéraire et personnel de son auteur.



L'auteur :
Née en septembre 1960, Gaëlle Josse est une romancière française. Après des études de droit, de journalisme et de psychologie, elle travaille à Paris comme rédactrice dans un magazine et anime des ateliers d'écriture.
Passionnée de musique, elle anime également des rencontres autour de l'écoute d'œuvres musicales.
Sont parus aux éds Autement: Les heures silencieuses (2011), Nos vies désaccordées (2012) et Noces de neige (2013). Le dernier gardien d'Ellis Island est paru lors de la rentrée littéraire 2014 au éds Noir sur Blanc. 
Tous ont connu un très bon accueil et ont permis à leur auteur de recevoir de nombreux prix.

Plus si affinités :
Découvrir l'univers romanesque de Gaëlle Josse (Le dernier gardien d'Ellis Island, L'ombre de nos nuits) et la découvrir en lisant l'interview qu'elle a accepter de faire pour le blog.

mardi 12 avril 2016

"Le bruit des livres" a fêté ses trois ans !!!


Dans le cadre des 3 ans du blog, j'avais lancé 2 jeux.
Le premier consistait à désigner la chronique qui vous plaisait le plus.  Après tirage au sort, le gagnant est... Stephan qui a décidé de choisir comme dotation -parmi les livres chroniqués ici-même- Le dernier gardien d'Ellis Island de Gaëlle Josse, roman pour lequel il avait d'ailleurs voté et qui arrive en tête des votes devant :
Rapport de Brodeck 
L'homme qui savait la langue des serpents
Eux sur la photo
Heureux comme jamais
Someone
Mélancolie de la résistance
Les Braises


En ce qui concerne le seconde jeu, il suffisait de me proposer 3 titres afin que j'en choisisse un pour une future chronique. C'est pourquoi durant un mois, j'ai compilé les propositions qui m'ont été faites. Le choix fut difficile tant il y a de belles suggestions certaines proches de mes habitudes de lecture d'autres totalement différentes (notamment celles de Thomas). Finalement, j'ai décidé de choisir Un roman anglais de Stéphanie Hochet (proposé par Sandrine et après avoir longuement hésité avec Primo de Maryline Desbiolles). 

Ceci dit je garde précieusement cette liste afin d'y piocher mes prochaines idées de lecture tant je trouve cette sélection sympa et originale.

Merci encore à tous et pour info, voici la liste des livres qui m'ont été conseillés :

Le cherche bonheur de Michael Zadoorian : "l'histoire de road-trip à travers les USA...une fuite en avant contre la vieillesse? une fuite en arrière pour retrouver sa jeunesse?...une belle histoire d'aimer...une belle histoire d'amour...au delà des mots mièvres et mielleux"
Le cœur cousu de Carole Martinez
La route de Madison
Rosa candida de Audur Ava Olfasdottir
La nuit de Lisbonne d’Erich Maria Remarque "d'une acuité bouleversante sur la condition des immigrants fuyant le nazisme et Vichy à travers l'histoire d'amour et le destin tragique d'un couple".
Paradis inhabité d’Ana Maria Matute : "un témoignage initiatique d'enfant merveilleux sur le monde des adultes durant le guerre civile espagnole".
Primo de Maryline Desbiolles : "un court et puissant récit généalogique sur ce qui pourrait être un secret qui se transmet entre les femmes d'une famille entre la France et l'Italie de l'après-guerre".
La Cité des Saints et des Fous de Jeff VanderMeer : "Un roman hallucinant de bizarreries et d’inventions. Un chef d’oeuvre de méta-texte autour d’une citée mystique à travers nouvelles et textes oscillants entre le pastiche et la contrainte".
http://www.cafardcosmique.com/La-Cite-des-Saints-et-des...
Mantra de Rodrigo Fresán : "Un de mes écrivains préférés. Un livre incroyable sur Mexico et sur l’enfance à travers une somme d’érudition sur tout ce que le Mexique à accueilli d’artistes entre deux combats de lucha libre. Très drôle, très percutant. Un OVNI aussi". (en cadeau, une interview : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=54106 )
Les Insulaires de Christopher Priest  : "un roman étrange sur les îles de l’Archipel du Rêve, ses habitants, ses moeurs, ses écrivains, ses secrets. Un guide touristique onirique dans un monde où on ne sait plus très bien calculer les distances et la mémoire fait défaut. Un écriture remarquable dans un livre de poésie en prose déguisé en roman de science-fiction". (http://www.gallimard.fr/.../Lunes-d-encre/Les-Insulaires)
Dans les rapides de Maylis de Kerangal. "C'est un roman sur la musique, sur l'adolescence. Il est assez court de plus. C'est un texte secondaire qui n'a pas eu autant de succès que Corniche Kennedy etc...mais je l'aime beaucoup".
Electrico W d'Hervé Le Tellier. "L'auteur est oulipien et nous emmène à Lisbonne. Passé et présent s'y mêlent à plaisir".
Dernière nuit à Twisted River de John Irving "parce qu'Irving est un auteur que j'adore et comme dans tous les récits de cet auteur, il suffit de plonger et on n'est jamais déçu...!"
Le livre de ma mère d'Albert Cohen
L'Amie prodigieuse d'Elena Ferrante  et sa suite Nouveau nom, un roman "sur l'amitié et sur l'émancipation un va et vient entre un encrage et un désir de liberté".
Hiver de Christopher Nicholson, "une réflexion sur le crépuscule d'une vie, celle de Thomas Hardy".
Quand rentrent les marins d’Angela Huth "et sa merveilleuse dernière page, lue et relue".
Phalène fantôme "et son inoubliable incipit".
Novecento : pianiste de Barricco "magnifique roman où la construction du personnage principal est telle, que le personnage du roman "sort du roman" et en existant par lui-même devient un inlassable sujet de réflexion".
Bartleby Le Scribe de Melville, "exactement pour les mêmes raisons évoquées ci-dessus. A lire dans la Petite Collection de chez Allia, of course !"
Les cent un quatrains de Libre Pensée de Khayyam, "ouvrage fondamental de poésie pour se rappeler qu'il faut profiter de la vie et en savourer chaque seconde".
Room d'Emma Donoghue
L'exploitation de Jane Smiley : "c'est l'histoire de 3 sœurs, plus particulièrement des deux aînées mariées qui se déchirent suite au partage de l'exploitation de leur père. Elles sont très liées et la révélation d'un secret va les bouleverser".
Un roman anglais de Stéphanie Hochet : "pendant la première guerre mondiale dans la province anglaise, une femme mariée avec deux enfants engage un garde d'enfant (qu'elle croit au début femme). Une amitié va s'établir avec ce jeune homme qui s'entend bien avec ses enfants..."
Amours de L. de Récondo
Crime et châtiment de Dostoïevski, le "plus grand polar du monde !"
Body de Harry Crews, "qui n'est pas un polar mais que l'on trouve en "Folio policier". Une jeunes fille, pour sortir du milieu complètement plouc américain dans lequel elle est engluée, décide de se présenter au concours de Miss Univers, la plus haute distinction dans le domaine du.... Body building.... Tu vas rire, je crois !"
Dora Bruder de Modiano. "A partir d'un avis de recherche publié dans la presse dans les années 40, le narrateur enquête sur la disparition d'une jeune juive à Paris pendant la guerre. On voyage dans le temps, on la suit, on la perd.... J'avoue, l'intrigue se passe en partie dans un Paris que je connais bien, et depuis cette lecture, j'y pense beaucoup...."

mercredi 6 avril 2016

Un chien de caractère


Sándor Márai, Un chien de caractère, éds Albin Michel puis LDP

Mon coup de coeur :
Monsieur -un homme suffisant- se résigne à offrir à Madame un cadeau convenable et ce la veille du Noël 1928 alors qu'il avait convenu avec son épouse de ne pas faire de dépenses inutiles. Après maintes hésitations, il tombe par hasard sur Tchoutora faux  pouli (chien de berger hongrois au poil long) mais un vrai "chien de caractère". Si cette boule de poil vive suscite rapidement la curiosité, l'amusement et les faveurs de ses maîtres et de toute la maisonnée, l'animal de compagnie finit par exaspérer ces mêmes personnes. Lui si attendrissant devient inexorablement le pestiféré non seulement de la famille mais du quartier.  Ceux qui s'émerveillaient de son audace et de la liberté dont il jouit quotidiennement vont s'exaspérer devant ce qu'ils considèrent comme un manque de bienséance. L'irrationalité de son comportement va progressivement et définitivement devenir un problème insurmontable. Tout ce qui faisait le charme du faux pouli et sa valeur devient sujet d'aversions et de reproches... jusqu'aux regret final "Car à mesure que, tâtonnant et trébuchant, [Monsieur] avance dans la vie, il comprend de mieux en mieux que nous préférons l'imperfection et l'insoumission à la perfection et la docilité et, qu'en définitive, les défauts d'un être nous sont plus chers que ses qualités. Il en est ainsi, lecteur, dans la vie comme dans les arts et, malgré son apparente banalité, cette leçon vaut bien une morsure de chien." Et page après page, ce n'est pas seulement le comportement du chien qui nous est révélé mais celui des humains qui font preuve de caprices, d'irrationalité et de mépris. Bref, les personnages de ce romans ne sont guère des modèles positifs, dominés comme ils le sont par leur apparence et le qu'en dira t'on.
S'il y a un volet social dans ce récit, il y a aussi un aspect politique car parler de Tchouta permet au narrateur d'évoquer les problèmes de classes mais aussi la révolte ou encore la crise économique, sociale et morale qui touche la Hongrie de l'époque.

Photo d'un pouli (chien de berger hongrois)

Plus que le quotidien d'une famille ou d'un quartier, c'est celui d'une classe sociale que dépeint avec délectation le narrateur. Le chien est alors le révélateur de la petitesse d'esprit des personnages qui composent celle-ci (leurs habitudes, leurs peurs non fondées, leurs mesquineries, leurs matérialismes, l'importance du paraître, leur immobilisme...). Si j'ai retrouvé dans ce récit le sens de l'observation dont fait déjà preuve Sàndor Márai dans ses autres romans, je découvre ici un humour que je ne lui connaissais pas. Le personnage du narrateur est l'incarnation même de cette distanciation ironique que l'auteur s'impose vis-à-vis des autres personnages. L'acuité et l'humour s'entremêlent pour aboutir à un récit réjouissant et intelligent.

Márai se place dans une tradition littéraire qui fait du "meilleur ami de l'homme" le prétexte pour analyser la gent humaine et en l'occurrence ici la petite bourgeoisie hongroise de 1928 alors que le pays vit une crise économique qui touche l'ensemble de la société. Je remercie de nouveau Yspaddaden du blog Tête de lecture de m'avoir donné l'occasion de relire ce texte dont je n'avais jusqu'à présent pas parlé. 

L'auteur :
Né à Kassa en 1900 (aujourd'hui en Kosice en Slovaquie) et issu d'une grande famille de la bourgeoisie d'origine allemande, Sandor Marai fut d'abord journaliste à Budapest, en Allemagne puis à Paris. Antinazi et anti-bolchévique convaincu, il choisit l'exil lors de l'arrivée des soviétiques à Budapest. Il séjourne successivement en Italie, en France puis finalement en Californie où il se donnera la mort en 1989 suite aux décès successifs de sa femme et de son fils.
Interdite jusqu'en 1990 en Hongrie, son oeuvre est désormais redécouverte dans son pays mais partout en Europe. C'est grâce à Ibolya Virag (longtemps éditrice et directrice de collection chez Albin Michel) si nous disposons désormais d'un grand nombre de ses romans toujours publiés par Albin Michel et le Livre de Poche. Des Révoltés aux Etrangers, il y a une quinzaine de livres traduits en français parus chez les éditeurs cités auparavant dont un certain nombre de coups de coeur à venir...

Et plus si affinités :

lundi 4 avril 2016

C'est lundi, que lisez-vous ? [52]



C'est lundi, que lisez-vous ?

A l'origine, il s'agit d'un rendez-vous hebdomadaire inspiré par les It's Monday, what are yoou reading ? by One Person's Journey Through a Wolrld of Books et repris par Mallou puis Galleane.  J'ai testé plusieurs formules, j'en ai fait un rendez-vous hebdomadaire avant d'en faire une chronique mensuelle. Comme dans les précédentes versions, il s'agira établir un échange autour de nos lectures passées, en cours et à venir.
Attention : même si les commentaires d'encouragements me touchent, je leur préfère les véritables échanges sur nos lectures respectives. C'est pourquoi -dans la mesure du possible- je demande à celles et ceux qui laissent un message de parler soit de leurs lectures soit des miennes voire des deux. Merci d'avance !


Au cours des 3 dernières semaines, j'ai lu:
Rachel Cusk, Disent-ils (éds de l'Olivier)
puis pour une lecture commune sur László Krasznahorkai :

Thésée universel de Làszlo Krasznahorkai (éds Vagabonde)


Actuellement, je lis :
Pour une lecture commune sur Sandor Marai :


Un chien de caractère de Sàndor Màrai (éds Livre de Poche)


Les livres qui attendent patiemment dans ma PAL :
Vladimir Vertlib, L'étrange mémoire de Rosa Masur (éds Métailié)
Julia Székely, Seul l'assassin est innocent (éds Phébus)
Silène Egdar, Les Lettres Volées (éds Castelmore)
Maja Haderlap, L'Ange de l'oubli (éds Métailié)


Simultanément à ces lectures, j'ai préparé des chroniques sur les titres suivants : Le grand n'importe quoi de J.M. Erre (éds Buchet-Chastel), Question de géométrie de Léa Artémise (éds Liana Levi) et Avant les singes de Sibylle Grimbert (éds Anne Carrière). Mais surtout j'ai mis en place deux jeux: 

  1. Pendant le mois de mars (voire un peu plus), je vous invite à partager en commentaire sur cette page à la suite de ce billet ou sur la page Facebook du blog (afin que je puisse y accéder) les titres de trois de vos romans préférés accompagnés d'un bref argumentaire. Ainsi cela me permettra non seulement de connaître vos goûts littéraires, faire des découvertes mais aussi de me lancer un défi. Car à la fin du mois, je désignerai le titre du roman parmi ceux proposés que je m'engage à lire et à commenter dans les 2 mois qui suivent la fin de ce "sondage" (je me laisse un peu de marge, une accumulation de PAL* est si vite arrivée). Cette participation ne donnera lieu à aucune dotation.
  2. Enfin, entre le 05/03/2016 et le 05/04/2016, je vous propose un jeu avec tirage au sort et dotation "Trois ans, ça se fête en jouant". Pour participer, il suffit de désigner en message privé (lebruitdeslivres@gmail.com) la critique publiée sur ce blog qui vous semble la plus réussie (celle qui vous convainc/plaît le plus) ainsi que votre prénom ou pseudo et une adresse mail valide. Après la date d'expiration, un tirage au sort permettra au gagnant de recevoir un livre de son choix parmi ceux que j'ai chroniqués. Pour connaître les conditions et le déroulement de ce jeu, vous trouverez son règlement ici
Bonnes lectures et bonne chance pour les participants !

lundi 28 mars 2016

Question de géométrie


Léa Arthemise, Question de géométrie, éds Liana Levi

Mon coup de coeur :
Bonnie, Alain et Adel -les trois protagonistes de ce court roman- représentent trois destins et trois milieux socio-économiques et trois territoires topographiques différents. Ils se sont rencontrées sur les bancs du lycée avant de se retrouver plus tard emportés par une séries de mauvaises décisions et de circonstance malheureuses.
Par désoeuvrement et esprit de fanfaronnade, les garçons décident un jour de braquer une station service: ce sera le fiasco total. Alain ayant blessé le gérant, ils doivent fuir avec l'aide de Bonnie. Pendant leur cavale, Alain se fait pincer bêtement lors d'un sortie nocturne pour un mars qu'il ne peut se payer (pour 20 centimes manquants). Sans nouvelles de lui, ses deux complices trouvent refuge loin de la région parisienne, dans un village breton. Il y séjournent quelques temps ignorant les complications judiciaires vécues par leur copain.
Sept ans après ces événements, Bonnie est revenue auprès des siens et est devenue une mère de famille rangée, Alain séjourne en prison et Adel est mort. Cette mère de famille que nous voyons désormais vivre une existence bien rangée dans une banlieue résidentielle a pourtant été amie et complice (plus ou moins involontaire) de deux braqueurs gentillement branquignols qui finalement me sont davantage sympathiques que la jeune femme.
La principale force du livre est de peindre avec justesse et fugacité l'adolescence : cet âge fait d'incertitudes et de bravoures. Mais ce court roman regorge aussi de petites trouvailles: l'une d'elles c'est d'avoir circonscrit ses personnages dans des lieux topographiques particuliers (3 voix, 3 destins, 3 zones géographiques qui s'entrecroisent jusqu'à la "collision" puis la séparation nécessaire) en faisant d'une ville de banlieue un terrain de jeu et de (re)construction individuelle et sociale; quant à l'autre est d'avoir penser ces destins en terme de formes géométriques -le ton légèrement décalé pour dire l'errance géographique et morale permettant alors d'arrondir la ligne de ces destins accidentés .


En une petite centaine de pages, l'auteur entrecroise le parcours de trois amis de lycée sept ans après qu'ils aient été impliqués (officiellement ou non) dans un braquage ayant fait un blessé.
L'auteur confronte alors le présent et le passé proche des trois personnages, trois visions et souvenirs d'un même fait divers mais aussi trois espaces topographiques et socio-économiques différents.
Question de géométrie traite de manière originale cette parenthèse essentielle qu'est l'adolescence, période durant laquelle chacun des personnages est a la recherche de repères et de limites à franchir. Avec ce court récit, l'auteur évite les écueils du genre pour nous proposer un roman d'apprentissage polyphonique où les voix s'enrichissent mutuellement et dans lequel chacun des parcours est non seulement ancré géographiquement mais est aussi pensé et représenté géométriquement ... Rarement la banlieue (et les formes géométriques qu'elle peut prendre) a été aussi judicieusement, subtilement et originalement traitée en littérature. Au-delà du sujet classique du roman d'apprentissage, Question de géométrie se distingue par son ton et ses trouvailles littéraires. Léa Arthemise est une romancière pleine de promesses !


L'auteur :
Léa Arthemise est née en 1987 en banlieue parisienne. Elle a conçu ce roman d'abord dans une version anglaise dans le cadre du Festival America avent de le réécrire et le publier en français. Il s'agit de son deuxième roman après La Flémingyte aigüe (éds Kyklos, 2011) et le premeir paru aux éds Liana Levi.


jeudi 10 mars 2016

Thésée Universel

Làszlo Krasznahorkai , Thésée universel, éds Vagabonde

Mon coup de coeur :
Un homme, un auditoire, un lieu indéfini, trois conférences sur trois thématiques différentes.
De cet orateur nous ignorons beaucoup de choses: son identité, sa profession, son âge. Cependant, le fait que toutes ses prises de parole suivent un schéma narratif identique dévoile des aspects immuables de sa personnalité : son caractère méthodique, sa persévérance, sa perspicacité et son intelligence. Chacun de ses monologues commence par une convocation, suivie alors par un relatif étonnement (un certaine résistance) de la part de l'orateur qui poursuit pourtant en développant un discours minutieux qui s'appuie sur du vécu. Et même si chaque conférence est initiée par "l'institution" -un auditoire dont on ignore précisément qui la compose, chacune d'elle permet à son auteur de développer une réflexion métaphysique libre et assumée à travers trois problématiques universelles : la tristesse, la révolte et la possession (le premier discours faisant directement référence à un épisode de Mélancolie de la résistance). Non seulement ces discours font écho à une situation tangible mais ils évoquent ce qui se passe ailleurs, à l'extérieur de ce lieu dont on ignore quasiment tout. 
Tel Thésée, notre conférencier se sacrifie pour sortir l'humanité de son labyrinthe (la peur, la bêtise, la vulgarité, l'individualisme, le matérialisme, la soumission, l'aveuglement...) porté à la fois par "la douceur mortelle de la tristesse et l'envie irrésistible de [se] révolter" même si cela semble finalement vain. Car s'il est libre de ses propos, notre personnage ne l'est pas de ses agissements. Rapidement nous comprenons qu'il est contraint d'intervenir et qu'après chacune de ses prises de parole sa liberté se réduit comme peau de chagrin. La corrélation entre sa liberté de ton et de propos et la contrainte physique qui menace cet homme se fait de plus en plus pesante au fil des pages. L'ensemble constitue ainsi une réflexion sur la condition humaine mais encore sur la littérature et le statut des romanciers, notamment dans un pays où la parole a longtemps été "surveillée" comme l'est celle de notre protagoniste.

Thésée universel n'est pas le roman le plus célèbre ni le plus "littéraire" de Krasznahorkai. Il s'agit d'un court récit mi-philosophique mi-romanesque dans laquelle son lectorat retrouve son univers de révolte sourde et de désenchantement (voire de nihilisme). S'il peut se lire indépendamment de ses autres grands romans métaphysiques (Mélancolie de la résistance et Tango de Satan), Thésée universel se révèle être un parfait contrepoint à ces derniers, une lecture complémentaire qui prolonge et enrichit leurs propos. Certes je n'ai pas retrouvé le langage labyrinthique et riche qui caractérise son écriture ni le côté hypnotique et dense de sa narration, mais ce petit roman possède ce qui fait l'essence de l'oeuvre de Krasznahorkai : un juste mélange entre désenchantement et révolte et une capacité à impliquer directement le lecteur, à le questionner et à le déstabiliser. "[...] vous avez été en réalité déçus par vous-m^mes en ne découvrant pas la clé de l'univers, mais cependant il vous reste l'univers; moi, en revanche, j'ai été déçu par l'intelligence humaine en découvrant sa clé dans la prostitution ordinaire et, n'ayant rien trouvé d'autre, il ne m'est rien resté."