lundi 25 août 2014

C'est lundi, que lisez-vous ? (45)


C'est lundi, que lisez-vous ?

A l'origine, il s'agit d'un rendez-vous hebdomadaire inspiré par les It's Monday, what are yoou reading ? by One Person's Journey Through a Wolrld of Books et repris par Mallou puis Galleane.  Après avoir testé cette formule durant un an, j'ai décidé d'en faire un rendez-vous mensuel et de ne le publier que le dernier lundi du mois. Mais comme dans la précédente version, il s'agira établir un échange autour de nos lectures passées, en cours et à venir.

Peu de lectures durant ce mois d'août, si ce n'est  La Ballade d'Ali Baba de Catherine Mavrikakis (éds Sabine Wespieser) et en cours de lecture  L'Ile du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès (éds Zulma) et Debout-Payé de Gauz (éds Le Nouvel Attila) que j'ai commencé hier.

Parmi les livres que j'aimerais lire en septembre figurent les titres suivants : Un homme Klaus Kump... de Gonçalo M. Tavares (éds Viviane Hamy), Price de Steve Tesich (éds Monsieur Toussaint Louverture), L'Homme Provisoire de Sebastian Barry (éds Joëlle Losfeld) ou encore Photos volées de Dominique Fabre (éds de l'Olivier)...

Je vous souhaite de belles semaines à venir et n'hésitez pas à partager vos impressions et/ou idées de lectures.
A bientôt.

dimanche 17 août 2014

Le dernier gardien d'Ellis Island

Gaëlle Josse, Le dernier gardien d'Ellis Island, éds Noir sur Blanc (coll. Notabilia)

Mon coup de coeur :
"Oui, c'est par la mer que tout est arrivé, par ces bateaux remplis de miséreux tassés comme du bétail dans des entrepôts immondes d'où ils émergeaient, sidérés, engourdis et vacillants, à la rencontre de leurs rêves et de leurs espoirs. Je les revois. On parle tout les langues ici. C'est une nouvelle Babel, mais tronquée, arasée, arrêtée dans son élan et fixée au sol. Une Babel après son anéantissement par le Dieu de la Genèse, une Babel de la désolation, du dispersement et du retour de chacun à sa langue originelle."
Neuf jours avant la fermeture définitive du centre d'immigration, de transition et de rétention d'Ellis Island en novembre 1954, John Mitchell -son directeur et dernier habitant- dévoile son journal de bord dans lequel il a consciencieusement retracé le déroulement de sa vie professionnelle et intime au sein de cette enceinte. Ainsi sont convoqués avec émotion les souvenirs liés à quatre personnages en particulier : Liz son épouse, Nella -une immigrante sarde dont la beauté le subjugua, Lazzarini -un immigré italien arrivé avec la jeune femme et Giorgy Kovàcs un intellectuel hongrois dissident désireux d'obtenir l'asile politique aux Etats-Unis. C'est alors 45 ans d'une vie presque exclusivement consacrée à son travail que le lecteur explore au fil des pages. Chaque histoire apporte alors un éclairage singulier sur le tempérament de Mitchell et sur le fonctionnement d'Ellis Island. Chacun des destins évoqués par le directeur dit le désir brûlant de fouler le sol de "la Merica" et les sacrifices nécessaires pour y parvenir. Pour chacun de ces exilés -ayant fui l'oppression ou la pauvreté, Ellis Island est la porte d'entrée pour accéder à une nouvelle vie. Sauf qu'en réalité loin d'être une des portes du paradis, ce lieu ressemble d'avantage à un purgatoire dans lesquels les espoirs se heurtent aux critères d'admission et où chaque émigrant peut se voir renvoyé sans égard vers son lieu de provenance : "Et si le Sphinx de Thèbes ne posait qu'une seule question avant de dévorer les malheureux qui n'en trouvaient pas la réponse, les fonctionnaires américains font beaucoup mieux, puisque ce n'est qu'au terme de vingt-neuf questions qu'ils engloutissent les réprouvés dans les limbes de leurs statistiques en les renvoyant par voie de mer. Il faut imaginer la fragilité, la folle énergie, la détresse et la détermination de toutes celles, de tous ceux qui ont un jour acceptés l'idée, pour fuir la misère ou la persécution, de tout perdre pour peut-être tout regagner, au prix d'une des plus terribles mutilations qui soient : la perte de sa terre, des siens, la négation de sa langue et parfois celle de son propre nom, l'oubli de ses rites et de ses chansons. Car seule cette mutilation consentie pouvait leur ouvrir la Porte d'Or."
Si pour les nouveaux arrivants le séjour à Ellis Island est vécu comme un moment de souffrance, il est aussi pour ses employés synonyme de morosité. Les portraits successifs de Mme Mitchell et de quelques fonctionnaires du centre donnent une version complémentaire de celles des émigrants : tous ces personnages permettent de comprendre les rouages qui régissent ce lieu. Ils disent comment et pourquoi Ellis Island devait fonctionné au quotidien. Ils permettent aussi de connaître le point de vue d'américains qui n'avaient certes pas eu à subir le stress du questionnaire d'entrée mais qui ont néanmoins été témoins et parfois complices du drame vécu par chaque émigré. Pour eux aussi Ellis Island fut une prison. D'ailleurs Mitchell est doublement prisonnier : des contrainte du lieu (sa géographie et les habitudes qu'il engendre à l'image des rondes qu'il continue d'effectuer alors même que l'endroit est depuis longtemps déserté) et de ses souvenirs et surtout de ses cas de conscience. Pour lui, décider de faire rentrer sur le territoire américain ou au contraire expulser des êtres qui ont tout sacrifié ne tient pas uniquement à des considérations administratives. Les relations interpersonnelles et les considérations personnelles ont interféré dans ses décisions. Cela révèle une manière de rester humain dans un lieu de déshumanisation.

En relayant la voix des émigrés qu'il a côtoyés, Mitchell parle tout autant de leurs souffrances que des siennes et des maux de son époque. Page après page sont évoqués les persécutions liés à des appartenances politiques ou sociales, la pauvreté des arrivants, le supplice que fut la traversée de l'Atlantique ou le désir insensé de croire au rêve américain. Gaëlle Josse a fait de John Mitchell le témoin d'un temps révolu et pourtant encore si prégnant. A travers le portrait de ces hommes et de ces femmes, elle parle de la condition des Exilés. Elle dit le déchirement que constitue le fait de quitter une terre, des souvenirs et des accents mais elle dit aussi ce que fut la politique d'immigration américaine durant presque un demi-siècle. Chaque page du récit dévoile à quel point ce lieu n’a pas uniquement été conçu pour accueillir des émigrants. Ellis Island se révèle davantage comme un lieu d'enfermement où les fonctionnaires américains étaient libres de les traquer, de les terroriser et de douter de leur parole et de leur histoire personnelle. Chacun d'eux avait le devoir de questionner ces arrivants, de passer au crible leur passé, de chercher une faille dans leurs réponses, de passer outre leur résistance ou leur silence, de tenter de débusquer leur(s) maladie(s) physique(s) ou mentale(s) et de scruter leurs opinions politiques et leurs projets à venir. Toute une vie disséquée en l'espace d'un interrogatoire. L’Amérique craignait ces arrivants malgré leur appartenance au vieux continent. Il fallait protéger le territoire US avant tout, même si pour cela les fonctionnaires d'Ellis Island se devaient d'être intrusifs et expéditifs. L'état américain soupçonnait ces étrangers d’apporter dans leur bagage maladie, malveillance et délinquance. Tous représentaient un danger potentiel or aucun doute ne devait subsister quant à leur aptitude à vivre sur le sol américain en respectant ses lois et ses idéaux et à apporter leur(s) savoir(s) à leur pays d'adoption. Et si besoin était, le directeur -employé directement par le ministère- pouvait demander un complément d'enquête et mener un interrogatoire plus développé. C'est dans ce cadre précis que John Mitchell va plus amplement connaître les quatre émigrés qui ont ébranlé sa conscience et dont il fait ici le portrait succinct mais poignant.

En traitant de quelques destins exemplaires, le narrateur se fait l'écho de millions d'autres anonymes. Plus qu'un roman sur l'Amérique et sur Ellis Island, Gaëlle Josse nous offre un très beau roman sur l'exil, la solitude et le rêve américain servi par des personnages d'une fragilité émouvante et un style empreint de sensibilité.

"Oubliez, oubliez ce que vous savez et rendez grâce à la grande Amérique qui, tel Jonas, vous engloutit dans ses entrailles et vous restitue à un sol inconnu qui deviendra le vôtre et dont vous constituerez le sel et l'humus, pour peu que vous lui offriez en échange de sa magnanimité votre sueur, votre sang et votre absence de regrets. Les rives de l'Hudson se confondent alors avec celles du Léthé et vous tendent les bras. Mais te souviendras-tu, frère, lorsque tes propres enfants comprendront à peine la langue qui fut la tienne, qui fut celle de ton père, de ta mère et de tes aïeux, du chant de femmes de ton village et de la couleur du ciel aux jours de moissons? J'ai frappé à la Porte d'or et elle ne s'est pas ouverte."



L'auteur :
Née en septembre 1960, Gaëlle Josse est une romancière française, ayant fait des études de droit, de journalisme et de psychologie. Elle travaille à Paris comme rédactrice dans un magazine et anime des  ateliers d'écriture.
Passionnée de musique, elle anime également des rencontres autour de l'écoute d'œuvres musicales.
Sont parus aux éds Autement: Les heures silencieuses (2011), Nos vies désaccordées (2012) et Noces de neige (2013). Tous ont connu un très bon accueil et ont permis à leur auteur de recevoir de nombreux prix.
Le dernier gardien d'Ellis Island sort au cours la rentrée littéraire 2014 au éds Noir sur Blanc.

Et plus si affinités :
Compléter cette lecture en visitant le site -concocté par Gaëlle Josse- consacré aux photographies d'immigrés d'Ellis Island et de chansons évoquant l'exil :http://derniergardienellis.tumblr.com/ mais aussi lire et/ou regarder le documentaire de Georges Pérec et Robert Bober  Récits d'Ellis Island (éds POL).

Et bien plus encore :
Découvrir le bouleversant Miracle de San Gennaro (éds Albin Michel et Le livre de poche) de Sandor Marai qui se donne de prime abord à lire comme une chronique de la vie d'un quartier napolitain dans les années 1940 mais c'est pour ensuite mieux centrer le récit sur des thèmes chers à l'auteur hongrois : l'Exil et l'Identité. Comme pour les personnages du Dernier gardien d'Ellis Island, c'est dans les détails que se logent les souffrances dues à l'expatriation. A savoir la perte d'une langue ou d'un accent sur un nom de famille, des photos à jamais disparues ou l'obligation de réinventer une vie sur une terre d'où aucun souvenir ne jaillit. Le couple d'étrangers du Miracle de San Gennaro se doit de tout reconstruire s'il veut pouvoir vivre ailleurs, problématique rencontrée par tous ceux qui ont quitté Ellis Island en tant que nouveaux citoyens américains. Tantôt tendre quand il évoque les Napolitains tantôt grave quand il parle des Etrangers, ce récit est d'une beauté et d'une intensité bouleversantes.

dimanche 3 août 2014

L'idiot du palais

Bruno Deniel-Laurent, L'idiot du palais, éds La Table Ronde

Mon coup de coeur :
Alors qu'il est désoeuvré et sans argent, Dušan -français d'origine serbe- se voit attribuer une place au sein d'un Palais -une prison dorée parisienne- en tant qu'agent de sécurité. D'abord au service de la Princesse, il pénètre dans ce bomqueur dans lequel tout le monde tient un rôle bien défini et où il est tenu au plus grand silence. Après des mois de surveillance paisible, notre agent se trouve brutalement affecté au service du Prince, qui arrive des États-Unis pour un séjour dont tout le monde ignore la durée. Dušan se voit alors confier par le grand boss "le Docteur" Elias la mission de pourvoir à tous les désirs sexuels du prince c'est à dire à jouer les rabateurs sur les boulevards des Maréchaux à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Lors de sa première mission, il recrute Khadija, la ramène au Palais mais ignore alors à quel point elle va l'obséder et le mener à sa perte. Cette rencontre va tout changer. Ce sera un véritable cataclysme vécu non seulement pour les deux personnages mais plus globalement par le Palais. Obnubilé par le corps de cette femme, notre jeune homme va aller plusieurs fois à sa rencontre que ce soit pour des raisons privées ou professionnelles. Avec sa présence naissent fantasmes et jalousie. Toutefois Dušan ne pourra pas la sauver de l'humiliation savamment organisée par le Prince et son cercle rapproché. Humiliation qu'il subira lui-même de plein fouet. Il sera après cette mésaventure recraché par le Palais comme un corps recrache tout élément toxique pour lui-même. "Le Palais a toujours raison. Raison de vous engloutir, membre après membre, raison d'exiger votre lâcheté, votre soumission, votre méchanceté. Aux uns, il demanade des attentes inutiles, aux autres es tâches impossibles."
Entre temps Dušan nous aura fait pénétrer dans les arcanes d'un palais qui s'offre aux parisiens comme un joyau mais qui en interne dissimule des pratiques inavouables et "un ordre figé dans une hiérarchie aberrante". Les employés y sont opprimés, toujours sous la surveillance d'un collègue ou d'un quelconque supérieur. Tout y est toujours sous contrôle : les personnes, les objets : "La vie du Palais obéit à sa propre loi. En période «HPP», Hors Présence Princière, les permanents - intendants soudanais, gestionnaires, assistants et vigiles - se promènent avec nonchalance dans les couloirs désertés, délaissent l'uniforme, se reposent des intrigues.Tout se tend lorsque la Princesse prend possession de ses appartements. Pour les centaines de grouillots et de suiveurs rappelés à la hâte commence le temps des nuits sans sommeil, des consignes ineptes, des doubles contraintes. Dusan, depuis son bureau, est censé cumuler les dons de physionomie et d'hypermnésie, reconnaître chaque visage, se souvenir des matricules et des identités."
Le règne de la terreur plane sur ce palais dont le fonctionnement ressemble plus à celle d'une prison qu'à celui d'un palace, à tel point que les employés en deviennent suspicieux et manipulateurs : "Le chauffeur de la Princesse, qui se fait appeler Miguel, est algérien. Au Palais, aucun chauffeur princier n'est maghrébin, surtout pas les Maghrébins. Mais Amzal a l'iris délavé et une peau blême, ce qui l'avait encouragé à se présenter sous un prénom latin à Othman - l'officier supérieur de la Princesse - et à s'inventer une honnête ascendance espagnole. Chacun, s'il veut conserver sa place au Palais, doit biaiser, se dissimuler, maîtriser les masques."
Et comme tout idiot, Dušan va pleinement et consciemment participer au bon fonctionnement de ce Palais jusqu'au jour où obnubilé par Kadhija il pensera davantage à lui qu'à ses employeurs. Bon petit soldat jusqu'alors, il va devenir un déserteur de la cause qui lui était imparti. "Dušan avait mis beaucoup de temps à comprendre que (dans la Palais) l'on y rétribue l'employé moins pour ses compétences que pour sa disponibilité, sa malléabilité, sa capacité à endurer la vacuité. Et plus on monte dans la hiérarchie, plus on doit exhiber son allégeance avec fureur". Cette fureur, il va finalement s'en servir pour sa propre cause : gagner le coeur et le lit de Kadhija dans un premier temps, défier ouvertement Elias et ses hommes ensuite. Toutefois il s'avère au fil des pages aussi narcissique et manipulateurs que ceux qui l'emploient. De plus il n'apprend rien de cette expérience au sein du Palais. Au contraire, il s'engage in fine au sein de la Maison, un bâtiment au fonctionnement en tout point identique à celui dont il vient de se faire éjecter.

Il y a quelque chose d'irréel dans l'aventure vécu par notre personnage, quelque chose de l'ordre du roman d'apprentissage mais aussi du conte. Mais les deux genres étant pervertis et détournés, le narrateur compose sous nos yeux un récit amoral, un conte uniquement peuplé d'ogres bouffis d'orgueil qui se nourrissent de sexe et d'humiliation, un conte dans lequel les prostituées remplacent les princesses et dans lequel il n'y a point de prince charmant mais un homme possessif, torturé et impétueux devenu le proxénète du Prince. L'idiot du palais nous offre ainsi une version cauchemardesque des 1001 nuits. Comme Dušan, le lecteur y côtoie la manipulation, les secrets, la luxure et l'arrogance. Tous les personnages sans exceptions révèlent à un moment les aspects les plus inavouables de leur personnalité. Quelque chose de malsain règne dans ce palais et corrompt tous ses occupants sans exception. 

Bruno Deniel-Laurent déploie sous nos yeux un premier récit plein de promesses, un roman d'apprentissage déroutant. Si Dušan apparaît au début du livre comme un personnage naïf prêt à s'intégrer et à faire face à un lieu étranger et hostile, inexorablement on le voit prendre de mauvaises décisions et n'apprendre de son apprentissage que les mauvais aspects c'est-à-dire l'art de manipuler et de mentir.

Malgré une fin qui me laisse dubitative, j'ai aimé ce récit, ses références littéraires (à Valéry et aux genres narratifs que sont les contes traditionnels et les romans d'apprentissages) et le style employé qui n'ont cessé de susciter ma curiosité. A découvrir !

challenge rl jeunesse

L'auteur :
Né en Mayenne angevine en 1972, Bruno Deniel-Laurent vit à Angers. Rédacteur en chef de feu la revue Cancer ! Collaborateur de Schnock et de La Revue des Deux Mondes, il est l'auteur d'un essai littéraire sur sa province natale, L'Anjou en toutes lettres (Siloë, 2011) et de Éloge des phénomènes (Max Milo, 2014). Par ailleurs, il a co-réalisé Cham, un film documentaire sur le génocide des musulmans du Cambodge et réalisé On achève bien les livres, consacré au pilon. L'idiot du palais est son premier roman.