dimanche 16 février 2014

La place

Annie Ernaux, La place, éds Gallimard


Mon coup de coeur :
Dans une langue dite "blanche "ou neutre, Annie Ernaux raconte l'ascension sociale de ses parents, leur vie de "simples" commerçants dans un village normand, sa propre enfance dans un milieu dans lequel elle ne trouvait pas sa place et la manière dont elle s'est émancipée de ce même milieu social grâce à des études réussies et la reconnaissance qu'elle a obtenue en tant que romancière. Au fils des pages, elle ressuscite le passé de ses grands-parents et de ses parents, décrit leurs manières de vivre, les différentes professions et leurs déménagements successifs mais aussi la façon dont ils ont dû s'adapter à leur nouvel environnement géographique et social...
En plus d'être un hommage -vibrant et pudique- d'une fille brillante à son père modeste commerçant, ce roman est pour moi le récit d'une marginalisation. Celle d'Annie Ernaux qui grâce à son parcours scolaire a accédé à une classe sociale supérieure de celle de ses aïeux et du sentiment de culpabilité qui en découle. L'auteur dévoile sans fausse pudeur les problèmes de communication qu'elle a connu avec ce père dont elle ne partageait plus ni les valeurs ni les rêves ni la langue : "Enfant, quand je m'efforçais de m'exprimer dans un langage châtié, j'avais l'impression de me jeter dans le vide. Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m'aurait obligée à bien parler sans arrêt en détachant les mots (...) Puisque la maîtresse me "reprenait", plus tard j'ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que "se parterrer" ou "quart moins d'onze heures" n'existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : "Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps !" Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancoeur et de chicanes douloureuses, bien plus que l'argent." Et pourtant elle refuse d'oublier et de nier ses origines. Pour preuve, La Place commence par l'enchaînement de deux évènements : le récit des épreuves de CAPES qui ont marqué son entrée dans l'univers de la culture et du savoir et la mort de son père. Grâce à la narration, Annie Ernaux réussit symboliquement à ses réconcilier avec son père.

Ce texte apparemment simple révèle la pertinence avec laquelle l'auteur sélectionne et donne du sens à ses souvenirs, un grand don d'observation -et de transcription- tout autant qu'un beau travail sur la langue : il y a celle de ses parents propre à leur milieu et à leur origine et celle du narrateur. Prix Renaudot 1984, ce texte est devenu un classique de la littérature française régulièrement conseillé par l'éducation nationale pour sa qualité littéraire et sociologique. C'est d'ailleurs pour toutes ces raisons que j'ai aimé lire ce roman et que j'ai envie de le défendre aujourd'hui.


L'auteur :
Annie Ernaux -dont le véritable patronyme est Annie Duchesne- est née en 1940 à Lillebonne (en Seine-Maritime).
Annie Ernaux fait son entrée en littérature en 1974 avec Les Armoires vides (éds Gallimard comme l'ensemble de son oeuvre) puis avec La Place grâce auquel elle obtient le prix Renaudot en 1984. Avec ces deux romans, elle démontre son talent à lier fiction et sociologie.
En 2008 elle obtient de nombreuses récompenses grâce à son roman Les Années qui déroule 55 ans d'histoire.
En 2011, Annie Ernaux publie L'Autre fille, une lettre qu'elle adresse à sa sœur aînée, décédée avant sa naissance. En 2012 les éds Gallimard publient une anthologie intitulée Écrire qui regroupe ses écrits autobiographiques accompagnés d'un cahier regroupant des photos personnelles et des extraits de son journal intime inédit.

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