vendredi 20 septembre 2013

L'université de Rebibbia

pour le bruit des livres
Goliarda Sapienza, L'Université de Rebibbia, éds Le Tripode

Mon coup de coeur :
" Si tu as été une fois ici, Goliarda, n'espère pas ressortir comme tu étais auparavant. Tu ne te sentiras plus jamais quelqu'un du dehors, et eux -ceux du dehors- ne te considéreront plus jamais comme l'un d'entre eux Tu verras : quand tu sortiras, ils t'apporteront peut-être des fleurs, ils te souhaiteront la bienvenue, ils t'embrasseront, mais leur regard sera changé pour toujours quand il se posera sur toi. "
En pénétrant dans la prison pour femmes de Rebibbia après avoir commis un vol, Goliarda Sapienza ne s'imaginait pas apprendre au contact de ses codétenues ni de rencontrer des personnes si incroyables à l'image de Giovanella qui se sert de la prison pour avorter, de Barbara la "Bonnie and Clyde" locale, de Roberta la révolutionnaire ou de Suzi Way organisatrice de salons où l'on discute de tout et même des manières de s'échapper en se faisant porter pâle ! 
En l'espace de cinq jours, Sapienza va vivre et se nourrir de cette expérience d'incarcération avec la curiosité qu'on lui connaît, une exaltation et un regard empli de poésie. Et dans cet univers où " le réel est tellement puissant, les douleurs de chacun tellement à la limite du supportable qu'il suffit d'une attitude de sérénité excessive pour vous rendre incongrue et suspect" notre narratrice va être intimidée puis subjuguée pour finalement en ressortir métamorphosée. Elle va y " prendre un cours accéléré de vie", apprendre les " lois oniriques de dilatation et de concentration " propre à la vie carcérale pour mieux se faire accepter par chacune des prisonnières qu'elle côtoie (les politiques, les prisonnières de droit commun, les cultivées et les paysannes...) et en déduire qu'il y a plus à apprendre en prison qu'à l'extérieur et qu' " en ce lieu se réalise -même si c'est par des voies détournées- le potentiel révolutionnaire qui échappe encore au nivellement et à la banalisation presque total qui triomphe au-dehors." C'est une des raisons pour lesquelles le commun des mortels craint l'univers carcéral. La prison permet aux détenues d'être toutes ensembles et d'échapper au découpage social. Elle crée finalement pour chacune d'elle un extra-ordinaire espace de folle et insoupçonnée liberté dans lequel chacune des détenues s'évertue à rendre créative chaque minute d'emprisonnement mais aussi un lieu de forte solidarité car le moral de chacune dépend de celui des autres : " Ces femmes connaissent encore l'art de l' "attention à l'autre", elles savent que la condition psychique de l'une peut dépendre celle des autres". Ce lieu ne pouvait qu'interpeller notre narratrice qui se met au second plan afin de mieux faire entendre la voix de ces camarades jusqu'alors passée sous silence.
C'est une véritable expérience de vie qu'éprouve Sapienza durant son séjour. Dans un tel endroit, il est impossible de trouver les nuances qui régissent les autres communautés. Ici il n'y a pas de temps pour les doutes et les revirements. Tout va vite, tout est décuplé, tout est essentiel, tout est inattendu et imprévisible et le temps défile différemment. Les prisonnières sont épiées et catégorisées dès leurs premiers pas et Sapienza a vite compris qu'elle ne se ferait pas accepter en continuant à se comporter ostensiblement comme une dame, autrement dit une femme de l'extérieur " Ici les échelles de valeur de chacun se manifestent avec une clarté absolue, et il n'y a pas moyen de cacher aux autres, et encore moins à nous même, notre nature "et " démontrer trop d'assurance de sérénité dans un tel lieu (comme a pu le faire notre narratrice) vous fait passer aux yeux des détenues pour une moucharde.
En navigant d'un quartier à l'autre de Rebibbia et en se confrontant aux différents types de prisonnières, Goliarda va peaufiner son jugement sur la prison, sur les détenues et sur l'Italie pour finalement conclure que si " la prison est le spectre, ou l'ombre, de la société qui la produit (...) la fièvre qui révèle la maladie du corps social " celle de Rebibbia est à part dans une Italie malade. Rebibbia c'est le lieu de toutes les libertés et de tous les possibles car " perdues à jamais pour les lois qui régissent la vie du dehors ", les prisonnières ne craignent pas de manifester leurs plus sincères convictions car " quand on met le pied sur le rivage du "tout est perdu", n'est-ce pas justement alors que surgit la liberté absolue ? ". Le langage qui y est parlé est profond et simple, c'est celui des émotions, " de telle sorte que langues, dialectes, différences de classes et d'éducations ont été balayés comme d'inutiles camouflages des vraies forces (et exigences) des profondeurs : cela fait de Rebibbia une grande université cosmopolite où chacun, s'il le faut, peut apprendre le langage premier " et c'est pour Sapienza un lieu de renouveau et d'inspiration. C'est aussi un lieu qui va lui permettre de rencontrer des femmes exceptionnelles à leur manière. De véritables personnages ! Les portraits qu'elle va alors faire d'elles seront transfigurés par la beauté et la pertinence de son regard. 

A travers l'Université de Rebibbia c'est une fois de plus la voix d'une femme singulière, altruiste, intransigeante et follement éprise de liberté qui se fait entendre. C'est par cette voix et un regard extrêmement sensible et perspicace que le quotidien de cette prison et de ses occupantes s'impose à nous. Et la langue employée y est si savoureuse et drôle !

Grâce à la générosité et la curiosité qui lui sont si propres,  Goliarda Sapienza va tirer une leçon de vie de ce lieu et de cette brève expérience d'emprisonnement. Contre toute attente, elle va apprendre à y être heureuse et à y trouver pleinement sa place. Comme dans Moi, Jean Gabin j'y ai retrouvé son enthousiasme et sa faculté à s'émerveiller des petits riens et à les rendre extra-ordinaires. Je suis ressortie de ce livre le coeur et l'esprit plus légers. Retrouver l'univers de Sapienza est une joie incommensurable. L'Université de Rebibbia c'est bien plus que la description de son bref séjour en prison, c'est un roman magique peuplé de personnages attachants : des femmes délaissées par la société mais qui grâce à leur parcours, leur tempérament, leur éducation, leurs ambitions respectifs ont réussi à recréer une société essentiellement fondée sur le partage et l'entre-aide. Voici un roman porté par la grâce, l'humanisme et le talent exceptionnel de son auteur. A lire de toute urgence !



L'auteur :
Née à Catane en 1924 dans une famille anarcho-socialiste, Goliarda a grandi dans une incroyable effervescence intellectuelle et politique. 
Tenue à l'écart des écoles, elle reçoit durant toute son enfance une éducation originale et riche. Dès son plus jeune âge elle accède aux grands textes littéraires, politiques et philosophiques; ses parents s'efforçant de stimuler quotidiennement sa créativité, sa curiosité et son esprit critique. Durant la guerre, alors qu'elle est âgée de 16 ans, elle débute à l'Académie d'art dramatique de Rome grâce à sa bourse d'étude.
Pour elle commence alors une vie tumultueuse. Malgré des débuts prometteurs au théâtre, elle décide de tout abandonner pour se consacrer à l'écriture. S'ensuivent des années de doutes, de recherches et d'amours déçus. Son oeuvre complexe et atypique laisse les éditeurs perplexes et c'est dans l'anonymat que Goliarda meurt en 1996. Elle ne trouve la reconnaissance publique et critique qu'en 2005 lors de la parution en France de l'Art de la joie (éds Viviane Hamy). Son  livre va finalement être publié en Italie ainsi que l'ensemble de son oeuvre. Les éditions Attila/Le tripode dirigent désormais la publication française de ses oeuvres complètes. Est déjà paru Moi, Jean Gabin en 2012.

2 commentaires :

  1. Je reviendra lire la chronqiue après ma lecture. Je le commence aujourd'hui. Je sais déjà que c'est un coup de coeur pour les lecteurs consultés et cela ne m'étonne pas de l'auteur de L'art de la joie.
    Ravie de découvrir ce blog

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  2. Je serai ravie de connaître ton opinion sur cette lecture. Personnellement, c'est un de mes gros coups de coeur de cette rentrée. Comme Moi, Jean Gabin l'avait été l'année précédente. A bientôt donc. Et merci pour ce petit mot d'encouragement d'autant plus que ton blog est un de ceux qui font référence : http://surlaroutedejostein.wordpress.com/

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