mardi 30 avril 2013

La Mélancolie de la résistance


Làszlo Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance, éds Gallimard 

Mon coup de coeur :
Un magnifique titre pour un roman qui ne l'est pas moins !
Il y a tout d'abord cet incroyable incipit qui m'a coupé le souffle tant je l'ai trouvé éblouissant et dans son propos et dans sa construction. Tout commence par un étourdissant et mémorable voyage en train. Celui qu'effectue Mme Pflaum, vieille dame revêche et apeurée, pour rentrer chez elle après un bref séjour chez sa soeur. Au cours de ce périple, cette pauvre bonne femme se sent agressée par son voisin de compartiment et ce dans l'indifférence la plus totale. Pour autant nous  ne savons pas vraiment si la menace est réelle ou non. Ce sentiment d'insécurité perdure lorsqu'en tentant de regagner sa demeure elle traverse la ville et rencontre quelques personnes un peu louche. Même une fois arrivée chez elle, cette dame ne se sent toujours pas rassurée. Terrorisée, le souffle court, elle ne rêve que de s'enfermer à double tour. Mais la venue  impromptue de Mme Eszter ruine son projet de s'isoler du monde extérieur et de faire de son intérieur une forteresse imprenable. Décidément rien ne se passe comme elle l'espérait. Une force indéfinissable se joue d'elle: "Le cours des habitudes était aléatoire, un indomptable chaos avait bouleversé les mécanismes quotidiens, l'avenir était insidieux, le passé révolu, le fonctionnement de la vie courante imprévisible." Continuellement agressée, témoin et victime d'une menace diffuse mais finalement bien réelle, Mme Pflaum introduit le lecteur dans un univers singulier et intrigant dans lequel les arbres centenaires se déracinent, les bâtiments publics vacillent et la population s'agite étrangement.
Ainsi de ce voyage en train en compagnie l'acariâtre Mme Pflaum qui inaugure le récit de façon tonitruante au cataclysme qui clôt le livre, ce roman va nous entraîner dans un univers troublant, hypnotique et crépusculaire. Construit en trois chapitres distincts reprenant trois perspectives narratives différentes, ce récit mêle la vision tragique et burlesque d'un Beckett à l'absurdité terrifiante d'un Kafka. Tous les événements sont perçus et racontés selon le point de vue du personnage que l'on suit. De fait, nous ignorons toujours s'il perçoit les choses comme elles se déroulent ou s'il se laisse aller à quelques fantasmagories.
Nous avons seulement l'intuition que la nervosité excessive voire irrationnelle de Mme Pflaum annonce un bouleversement imminent et imparable.
En effet sa petite ville de province va être irrémédiablement perturbée par l'arrivée d'un sinistre cirque itinérant qui traîne derrière lui le cadavre desséché d'une gigantesque baleine. L'exposition de cette baleine sur la place publique entraîne une vague de paranoïa, d'émeutes et de violence. Mais le cétacé n'est qu'un leurre, un "cheval de Troie" derrière lequel se cache "le Prince" (des ténèbres ?) étrange personnage auquel la population attribue des pouvoirs néfastes et qui organiserait le chaos général et la destruction de la ville. Ce prince serait secondé par "une armée d'ombres" qui déferlerait dans les rues semant la terreur et l'anarchie derrière elle.
Au sein de cette foule terrorisée et/ou haineuse trois personnages sortent du lot. Janos Valuska un jeune homme naïf considéré par tous comme l'idiot du village. Monsieur Eszter un musicologue excentrique obsédé par les harmonies Werckmeister et qui tente de retrouver l'harmonie originelle qu'aurait rompue le fameux Werckmeister compositeur et organiste allemand du 17è siècle. Et sa femme -dont il est séparé- l'ambitieuse et manipulatrice Madame Eszter qui encourage les émeutes pour mieux récupérer le pouvoir une fois le calme revenu.
Le retour à l'ordre étant plus douloureux que le chaos, seule l'antipathique madame Ezster bénéficiera de la situation. Selon Mme Pflaum: "Mme Eszter, qui deux semaines plus tôt avait été, de façon scandaleuse, reléguée à l'arrière-plan, était devenue le maître absolu de la situation (...) Naturellement, "les alouettes ne lui étaient pas tombées toutes rôties dans le bec", elle avait pris tous les risques".
Quant à Janos et M. Eszter, ils finissent tout deux défaits. Janos -témoin de la violente scène de bastonnade qui éclatera à l'hôpital- devient plus ahuri qu'avant et M. Eszter cesse définitivement de rechercher ses harmonies parfaites acceptant dorénavant le monde comme il est. Si les habitants ont regagné leur tranquillité, ils ont perdu leurs idéaux et leur libre-arbitre.


C'est avec brio que l'auteur arrive à peindre la désolation et l'effondrement de la vie sociale de cette petite bourgade. Ce récit -au titre à la beauté énigmatique- peut être considéré comme une relecture de l'histoire de nombreux pays d'Europe Centrale ayant subit le joug d'un régime politique totalitaire.

Bien que difficile, je me suis laissée happée par ce récit admirablement visuel composé de longues phrases époustouflantes, de rythme, d'ellipses et ... d'humour, l'auteur n'hésitant pas à inclure des scènes drôles ou absurdes au milieu de toute cette noirceur.


L'auteur :
Laszlo Krasznahorkai est né en 1954 en Hongrie. Il partage son temps entre son pays, Berlin et le Japon (qui lui a inspiré le roman Au Nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau aux éditions Cambourakis).
En 2015, sept de ses romans sont été traduits en français grâce aux éds Gallimard, Vagabonde et Cambourakis :
Tango de Satan (Sátántangó), éds Gallimard (2000)
La mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája), éds Gallimard (2006)
Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par les chemins, à l'est par un cours d'eau (Északról hegy, Délről tó, Nyugatról utak, Keletről folyó), éds Cambourakis (2010)
Thésée universel (A Théseus-általános), éds Vagabonde (2011)
La Venue d’Isaïe (Megjött Ézsaiás), éds Cambourakis (2013)
Guerre et guerre (Háború és háború), éds Cambourakis (2013)
Sous le coup de la grâce,  éds Vagabonde (2015)


Et plus si affinités :
Le deuxième chapitre de ce roman a fait l'objet d'une sompteuse adaptation cinématographique signée Belà Tarr: Les Harmonies Werckmeister. J'ai d'abord été émerveillée par film avant de l'être par le roman.
Exigeant, d'une élégance insolente et d'une portée métaphysique précieuse, je considère ce film comme un long poème visuel où le spectateur assiste médusé à l'effondrement d'une ville paisible et à la perte d'humanité de ses habitants. Contrairement au roman, le film narre uniquement la folie et la soif de violence qui s'emparent des hommes.
Le cinéaste laisse rapidement de côté Mme Ezster (et les autres personnages féminins) pour se consacrer uniquement aux figures masculines et particulièrement à Janos qui devient alors la figure centrale du film, celle qui nous y introduit et celle qui le clôt. 
J'ai été subjuguée par la beauté du noir-et-blanc et l'incroyable poésie qui émane des plans séquences et des travellings (celui qui ouvre le film est époustouflant). J'ai été cueillie par la beauté des images, la maîtrise des mouvements de caméra et la qualité de la photographie. J'ai encore en mémoire le corps filiforme de Janos Valuska traversant ce noir et blanc, passant de l'ombre à la lumière et inversement, essayant ainsi de s'extirper des ténèbres pour regagner la lumière -tout un symbole !- tout comme j'ai admiré la scène de l'installation de la baleine sur la petite place publique. Cette scène quasi muette ( ce plan séquence de presque 5mn) est faite de travellings (la camera avance ou recule "physiquement" indépendamment d'une quelconque modification de la focale), de "pano" circulaires ( le plan est circulaire à partir d'un point fixe ) et d'immobilité. 
Belà Tarr réalise là une fable ténébreuse, envoûtante et quasiment fantastique. Comme le lecteur de Mélancolie, le spectateur est ici plongé dans un univers chaotique et subjuguant.
Afin de vous faire une idée du film, voici un extrait de la scène d'ouverture: alors qu'il s'apprête à fermer son bistrot poisseux, le tenancier laisse entrer Janos qui à la demande des habitués -bien contents de rester au chaud pour boire- fait la démonstration du système solaire utilisant le corps des ivrognes  en guise de planète:

(vidéo mise sur Youtube par Aldimitris)

Si vous désirez lire un article consacré à ce film je vous conseille la critique des Harmonies Werckmeister par Jean-Luc Lacure du ciné-club de Caen
Et pour les passionnés de cinéma et plus particulièrement de Belà Tarr, sachez qu'il existe un numéro de l'Avant Scène cinéma qui lui est entièrement dédié.

Et toujours plus :
Ce même roman a fait l'objet -en 2014- d'une adaptation théâtrale au mc93 (théâtre de Bobigny).
Vous pouvez aussi vous plonger dans Thésée Universel dont la lecture prolonge et enrichit celle de Mélancolie de la résistance.

samedi 27 avril 2013

Miroir brisé

Mercè Rodoreda / éditions Autrement

Mercè Rodoreda, Miroir brisé, éditions Autrement


Mon coup de coeur :

Barcelone au début du XXè siècle. Teresa est une jeune femme qui vit dans la misère. Grâce à son charme, elle va forcer le destin afin de vivre dans de meilleures conditions. C'est par saynètes que la narratrice nous dévoile sa vie ( et celle de sa famille ). Déroulant pour ce faire les moments les plus marquants de son existence. Ainsi se succèdent les scènes de son mariage avec un homme fortuné, de son veuvage puis de son second mariage, de l'acquisition d'une splendide demeure dans les faubourgs de Barcelone, de la naissance de ses enfants et petits-enfants.

Si elle a tout fait et eu pour être heureuse, Teresa est inapte au bonheur. Elle va insidieusement mais efficacement faire le malheur de ses proches.
Et c'est impuissants que nous assistons à la splendeur puis à la déchéance de cette dynastie. Coupée du monde extérieur et minée par la mesquinerie, le manque d'amour et de compassion des membres qui la composent, cette famille va progressivement et inéluctablement dépérir. Les enfants qu'ils soient dissimulés, légitimes ou non sont livrés à eux-même, les domestiques -trop curieux- espionnent et trahissent sans le moindre remords, quant aux adultes ils se trompent, se volent, se mentent. Aux souffrances morales succèdent les violences physiques: inceste, suicide, meurtre. Et Teresa finit par perdre l'usage de ses jambes.
La nature -témoin de ces souffrances- se fait alors l'écho de cette tragédie: ainsi les animaux meurent et la végétation autrefois luxuriante périclite inexorablement. Ce déclin physique, cette déchéance morale tout comme l'absence d'une quelconque dignité sont rendus dans un style gracieux, sans misérabilisme mais de manière implacable. La beauté du style contredit majestueusement la laideur des personnages.
Si j'ai aimé le thème du récit, j'ai surtout apprécié que l'auteur laisse du temps aux personnages pour évoluer et à l'intrigue pour se développer et s'étoffer progressivement au fil des pages. Pour ce faire, Mercè Rodoreda ose jouer avec le rythme de la narration. Ainsi certaines années sont résumées en quelques lignes alors que le déroulement d'un seul jour peut prendre plusieurs pages.
J'ai aussi été sous le charme de l'ambiance désuète qui naît des lieux, de l'omniprésence de la nature qui reflète l'état d'esprit des personnages et de la menace qui rôde et dont on attend l'accomplissement.

J'ai commencé la lecture de ce roman attirée par la beauté de son titre -qui invitait à la lecture-, je l'ai poursuivi parce que le corps du texte est une vraie réussite. Miroir brisé est un roman qui possède la force d'une tragédie grecque et la beauté visuelle d'un film d'Orson Welles. L'écriture délicate et le rythme sensuel du récit entraînent le lecteur au coeur de cette saga familiale au destin funeste.


L'auteur : 
Mercè Rodoreda i Gurgui (née à Barcelone en 1908) est la grande dame des lettres catalanes. Son roman La place du diamant (1962) est considéré comme le roman le plus important de la littérature catalane moderne.

Et plus si affinités :
Voici un extrait de La splendeur des Amberson, film réalisé par Orson Welles, produit par la RKO et diffusé en France par les Editions Montparnasse. (source youtube : Jean-Baptiste Quesnay)
A la lecture du Miroir brisé j'ai immédiatement pensé à cette oeuvre cinématographique. J'y ai trouvé un-je-ne-sais-quoi en commun ( dans l'ambiance ou dans la parenté du sujet ) avec ce film dans lequel Welles traque scrupuleusement la chute d'une famille de la grande bourgeoisie américaine vaniteuse et inadaptée au monde qui l'entoure.  A vous de juger !









mardi 23 avril 2013

Etoiles de Transylvanie


Aron Tamàsi, Etoiles de Transylvanie, éditions Héros-limites

Mon coup de coeur :
J'ai éprouvé un réel plaisir à ouvrir ce beau recueil et à y piocher des nouvelles au hasard. Il faut dire que l'auteur à un tel sens de la narration qu'il nous fait facilement partager les croyances de son ethnie celle des paysans sicules -peuplade hungarophone de Roumanie. C'est tour à tour féroce et tragique (quand ces nouvelles évoquent les conséquences du Traité de Trianon) ou ironique et absurde (quand elles ont pour sujets les croyances et les habitudes de son peuple) mais c'est toujours émouvant et/ou réjouissant. Ces histoires parlent aussi bien du désespoir d'une ethnie que de ces instants dont il faut profiter immédiatement : des petits bonheurs du quotidien, de la joie d'être aimé ou de la beauté d'une terre chérie.
Rassemblant des nouvelles écrites sur plusieurs années, le livre nous offre une vision de l'histoire agitée de cette région. La principale qualité de ce recueil tient à sa faculté à faire ressusciter cette communauté et à lui redonner une voix.
Dans ce très beau livre (édité par un éditeur genevois inspiré et traduit avec brio par Angès Jàrfàs) se détachent trois types de nouvelles : les historiques, les voltairiennes (qui s'attaquent à la religion avec virulence et ironie) et les folkloriques.
Parmi les nouvelles historiques, je vous en conseille particulièrement deux : Etoiles de Transylvanie qui témoigne des conséquences des troubles secouant cette partie d'Europe Centrale en relatant l'histoire d'amour tragique entre une Sicule et un Roumain mariés contre la volonté de leurs proches. Une sorte de Roméo et Juliette sicule. Et la nouvelle inaugurale -qui commence comme une farce et qui se termine comme une tragédie- Tamàs Szàsz, Le Mécréant. Cette histoire est exemplaire dans sa manière de décrire avec causticité le désarrois et la déchéance d'un Sicule dont le peuple est la grande victime du démantèlement de l'empire autro-hongrois "Il n'y a que nous qui soyons devenus mendiants, nous, les Sicules, ce peuple de fous à lier ! Nous qui tirons la langue et qui avons la corde noire autour du cou ! Nous vivons une vilaine époque (...) Alors, à moi la boisson ! Qu'elle brûle ma foi reçue à la naissance et l'honneur qui m'a été confié ! Qu'elle fasse flamber en moi l'amertume qui m'étouffe et me tue... Qu'il disparaisse, ce monde éhonté (...)! Hélas, nous sommes des oubliés, même de Dieu, qui vieille sur nous !". L'homme blessé et éméché du début de l'histoire va devenir à la fin un être furieux plein de rancoeur prêt à tuer sa femme pour ne pas la laisser vivre dans un village devenu roumain depuis peu.
J'ai certes aimé ces nouvelles souvent pleines de nostalgie et de rage toutefois mes véritables coups de coeur vont vers les deux autres catégories d'histoires évoquées auparavant .
Dans les "fables" voltairiennes la foi et Dieu sont franchement malmenés. Ainsi dans l'incroyable Une résurrection en bon ordre  on voit un père et son fils indignés qui décident de quitter le Paradis après avoir constaté que les inégalités et l'injustice y règnent comme sur Terre où ils avaient déjà été victimes de ces mêmes injustices. 
Et parmi les histoires folkloriques, extravagantes et pour certaines frivoles se détachent deux nouvelles : Les métamorphoses du diable à Csik  (précédemment publié dans un recueil de nouvelles hongroises Amour aux éditions Corvinaet surtout Pas plus finaud qu'un Sicule. Cette dernière raconte la malice d'un ancien voleur de bétail devenu l'ouvrier agricole d'un riche paysan. Ni sa vieillesse ni ses nouvelles fonctions ne vont l'empêcher de jouer un mauvais tour à un homme qui autrefois avait refusé de lui donner l'aumône.

Grâce à ce recueil, nous découvrons un "pays" avec ses us et coutumes, un paysage mais aussi un peuple en voie de marginalisation avec un sacré tempérament. Après la lecture de ce livre, j'en déduis qu'un Sicule est un homme susceptible voire rancunier, espiègle, combatif qui évolue dans un univers hostile mais c'est aussi un personnage touchant au langage bien fleuri. Un dernier mot justement pour souligner l'admirable langue grâce à laquelle Tamàsi a su rendre le parlé si coloré de ses personnages parfois cru mais jamais vulgaire.

Que de picaresque dans ce recueil ! De là vient tout le charme (et je n'ai même pas parlé de sa magnifique couverture et mise en page ni de l'incroyable travail de la traductrice Agnès Jàrfàs) et sa fraîcheur si rare dans la publication actuelle qu'il serait dommage de passer à côté. J'espère que tout comme moi vous vous laissez guider à travers cet univers fait de folklore, d'espièglerie et de douleurs.

Mais je vous laisse vous faire votre propre avis !


L'auteur :
Nouvelliste, dramaturge et romancier, Aron Tamàsi (1897-1966) est la figure de prou de la littérature transylvaine. Si Abel dans la forêt profonde est le roman les plus étudié en Hongrie, j'avoue lui préférer Etoiles de Transylvanie. Ces deux romans ont en commun d'être inspirés de la vie de leur auteur et de révéler son style inimitable qui mêlent plusieurs registres linguistiques.

Et plus si affinités :

A. Lammel et L. Nagy, La Bible Paysanne, Bayard, 2006
Ce recueil de contes populaires est le fruit d'un long et formidable travail mené par deux ethnologues Annamaria Lammel et Llona Nagy. Parallèlement à la diffusion de la Bible est née en Hongrie et dans les pays qui lui sont limitrophes une autre Bible, une Bible non écrite uniquement composée de croyances et sagesses paysannes et transmises oralement par les paysans magyarophones. Après avoir sillonné les campagnes hongroises et d'Europe centrale, ces deux chercheuses ont composé et publié ce texte, véritable curiosité littéraire et historique, composé de courts récits tout à la fois drôles, merveilleux, paillards ou absurdes, qui reprennent et détournent allègrement les thèmes bibliques.

vendredi 19 avril 2013

la "trilogie" de Jean Mattern éditée par Sabine Wespieser


Jean Mattern / Sabine WespieserLes bains de Kiraly: Ce roman à la première personne raconte le désarroi d'un jeune homme. A l'annonce de sa future paternité, Gabriel abandonne Laura la femme qu'il aime et son bébé pour trouver refuge à Londres. Bien que traducteur de profession, il se montre incapable de dire avec ses propres mots ses craintes de devenir père. Il n'accorde aucune confiance à son propre langage. Sa fuite devient alors l'expression de son mal être le plus profond, d'une douleur qui a pris racine dès son plus jeune âge. A Londres Gabriel se remémore son enfance au sein d'une famille de taiseux: la mort de sa soeur qu'il fallait taire, ses origines juives hongroises longtemps dissimulées, des parents qui s'expriment dans une langue étrange et des grands-parents jamais connus... Ne pouvant se défaire d'un passé trop lourd à porter, le jeune homme ne peut se projeter dans le futur. Seules ses traductions au jour le jour ont une réelle valeur.
Ses réminiscences le conduisent finalement sur les terres de ses ancêtres: Budapest et ses bains deviennent alors une source de réconfort et un moyen d'apprivoiser ses peurs.
Confronté à son histoire familiale Gabriel se livre avec pudeur. Lui le traducteur qui avait "séduit Laura avec les mots des autres" et qui n'a su aimer "que dans une langue qui n'est pas" sienne a finalement réussi à trouver les mots justes.

Jean Mattern / Sabine Wespieser De lait et de miel: Ici aussi il est question de filiation, des affres de l'Histoire et de leurs conséquences sur le destin de quelques individus.
Dans cet opus la figure centrale du précédent roman devient le confident, celui qui recueille les souvenirs de son père au seuil de la mort. Tout comme Les bains de Kiraly, De lait et de miel est une quête des origines et un témoignage intime. Roumain originaire du Banat -cette région peuplée au 18è siècle d'allemands, de slovènes et d'alsaciens- le vieil homme convoque ses souvenirs les plus marquants. Il se souvient successivement de ses différentes fuites, de sa rencontre avec Stefan son meilleur ami puis avec Szuzsanna/Suzanne sa future femme à qui il promet une vie "de lait et de miel",  de son exil à Budapest alors en pleine insurrection, de son départ forcé pour la France et de la disparition brutale de sa fille. Sans complaisance ni apitoiement.
Si le noeud de l'intrigue se déroule en 1944 lorsque la Roumanie a été libérée du joug allemand par les soviétiques, le narrateur balaie plus de 60 ans d'histoire franco-hongroise.
Au cours de cette confession, ce père -toujours rongé par la culpabilité- demande à son fils de retrouver Stefan. Stefan ce "voile sur (sa) conscience, cette absence qui aiguisait (son) regard sur le présent. Où était il ?
Jean Mattern a fait de ce roman un très subtil récit sur l'amitié, l'amour et le déracinement mais aussi un joli témoignage sur des faits historiques méconnus du grand public.

Jean Mattern / Sabine WespieserSimon Weber: Ce troisième volet fait de Simon le fils de Gabriel la figure principale de ce récit.
Simon a 19 ans. Etudiant en médecine couvé par son père, il vit une vie simple et paisible jusqu'au jour où il se découvre atteint d'une tumeur. Après de nombreux examens, de longues périodes d'angoisse, de questionnements et de désespoir Simon part se ressourcer en Israël. Là-bas il retrouve son ami Amir, le jeune homme qui l'avait secouru au Parc Montsouris quelques mois auparavant. Pendant ce bref séjour, Simon et Amir vont vivre une "parenthèse enchantée". Comme son père l'avait fait avant sa naissance, Simon fuit afin de se reconstruire et de donner un sens à sa vie. Loin de s'apitoyer sur lui-même, il nous offre le visage d'un jeune homme à la fois fragile et mature.
S'il évoque toujours l'exil, la culpabilité, la paternité et l'amitié, Jean Mattern enrichit son récit d'un thème jusqu'alors inédit: l'urgence du temps qui passe face à la mort qui menace et la déshumanisation due à la maladie. Durant sa thérapie Simon n'est considéré que comme un corps malade. C'est aussi un roman qui interroge le lecteur: Comment se projeter dans l'avenir quand si jeune son corps lâche? Que signifie construire une vie lorsque l'on a seulement 20 ans ?
Il y a beaucoup de justesse et de délicatesse dans l'évolution de l'état d'esprit de Simon tantôt assailli de doutes tantôt optimiste. L'ambiguïté et la complexité des sentiments des personnages sont remarquablement rendues.
Tout cela permet à Jean Mattern de nous offrir un récit élégant et terriblement sensible.

Avec ces trois romans se dessine progressivement sous nos yeux une "Comédie Humaine" pleine de délicatesse et de questionnements autour de la filiation, de l'amitié, de l'amour paternel et de l'exil. Mais aussi des conséquences que peut avoir l'Histoire sur le destin de certains individus. De cette trilogie se dégagent de la pudeur, de la souffrance mais surtout de la douceur et beaucoup d'amour. L'écriture juste et mesurée, sans fioritures, apporte à cette trilogie beaucoup de charme et d'intelligence. 

Comme de récit en récit les personnages s'étoffent j'espère pouvoir bientôt lire un prochain tome de cette Comédie Humaine.


L'auteur:
Jean Mattern est actuellement responsable de la littérature étrangère aux éditions Gallimard. Originaire de Hongrie, il a mis beaucoup de lui dans ces différents récits.

Et plus si affinités :
Budapest est renommée pour ses sources d'eaux chaudes. Déjà utilisées par les Romains, elles ont été développées par les Turcs (1541-1685) et offrent désormais une valeur culturelle et économique à la ville. Les bains Rudas, Ràc, Kiràly d'inspiration ottomane sont construits selon le même modèle: un escalier en marbre mène de l'entrée à une coupole abritant une piscine de forme hexagonale qu'entourent des bassins plus petits et tous à des températures différentes. Outre ces bains, les plus célèbres demeurent les Bains Géllert d'inspiration art déco avec ses longs couloirs labyrinthiques (je m'y perds à chaque fois) et Széchenyi, une suite de bâtiments néo-classique datant du début du 20è siècle qui constituent le plus grand complexe thermal d'Europe. Il est mondialement célèbre pour ses fameux joueurs d'échec qui poursuivent leurs parties quelque soit le temps qu'il fait à l'extérieur.
Je laisse la conclusion à Dominique Fernandez (romancier et essayiste auteur de nombreux livres sur la Russie et l'Italie) pour qui les magyars ont trois faiblesses: la musique, les gâteaux et les thermes dont l'architecture, les ornements et l'atmosphère "qu'on y respire ne font pas seulement de ces bains des établissements utiles et agréables à fréquenter, mais des lieux de culte, des temples, des sanctuaires d'une religion souterraine où l'on s'enfonce tout frémissant au milieu des clapotements et des buées". (extrait du Goût de Budapest, Mercure de France).

publié par e-voyageur.com
Photo de l'intérieur des Bains de Kiràly (mise en ligne par e-voyageur.com). Construit en 1566 par les Turcs, ce lieu a conservé de nombreux éléments architecturaux ottomans comme en témoignent la forme du dôme, du bassin principal et des arcades abritant les bancs, le hammam et les bassins secondaires.

samedi 13 avril 2013

Voyage au bout des seize mètres


Péter Esterhazy, Voyage au bout des seize mètres, éditions Christian Bourgois 

Mon coup de coeur :
Héritier d'une très grande famille de l'aristocratie hongroise (dont les collections d'art sont mondialement connues et ont été exposées à la Pinacothèque de Paris en 2011), Péter Esterhazy s'est depuis longtemps fait un prénom en tant qu'écrivain.
Contacté par un journal pour rédiger des articles sur le Mondial allemand de 2006, l'auteur part sur les traces de son passé, celui d'un passionné de foot dont le frère fut lui-même professionnel. "Le foot, tout le monde y a joué, même ceux qui n'ont jamais mis les pieds sur le terrain, c'est le sine qua non du foot, mais tout le monde n'est pas footballeur. Moi je l'ai été. Footballeur de 4ème division. Quand je le dis (...) la plupart de mes interlocuteurs s'esclaffent (...) Comme si "de 4ème division" disait: j'ai été mauvais, minable, balourd, un handballeur égaré (...) Seulement, un footballeur de 4ème division n'est nullement un piètre footballeur de 1ère division, ni un 2ème division sans talent, ni un 3ème division indiscipliné. Chaque division a son propre niveau, c'est une profession parfaitement hiérarchisée (...) Par ailleurs, je descends d'une grande famille de footballeurs. Même si sous les Habsbourg elle n'y jouait pas encore (j'imagine mon grand père, Premier Ministre: il passe en coup de vent à l'aile droite, échange des passes avec l'empereur François-Joseph puis envoie la balle dans la lucarne (...) Bien entendu, ce méchant Clémenceau y voit un hors-jeu (...)"
Mais tel une rhapsodie hongroise (musique qui assemble librement plusieurs thèmes populaires), son récit se compose de différents motifs. Ce qui est du reste assez caractéristique de l'ensemble de son oeuvre. Car comme dans ses précédents écrits, le sujet de la narration n'est que le prétexte et le moteur de nombreuses digressions grâce auxquelles Esterhazy nous raconte l'histoire d'un peuple perpétuellement malmené par l'Histoire. La force du texte tient alors dans ce travail de divagation, dans l'enchaînement des souvenirs, des thèmes et des images de natures différentes. Ainsi il n'hésite pas ici à mettre sur un même plan les différentes invasions turques, autrichiennes ou russes et les mauvaises décisions arbitrales et autres faits "footballistiques".
Sous l'apparence d'une plaisanterie, Voyage au bout des 16 mètres révèle le traumatisme d'une nation continuellement blessée et qui tente d'oublier ses maux en fréquentant les terrains de foot. La défaite en finale du Mondial 1954 contre l'Allemagne a même été vécue comme un second Traité de Trianon. L'auteur va jusqu'à affirmer que sans cette défaite, il n'y aurait jamais eu les soulèvements de 1956.
En faisant de ce récit un témoignage libre de toutes contraintes formelles où se côtoient ses propres souvenirs, ceux de sa famille, les exploits de la grande équipe de Hongrie, le foot allemand et ses supporters, Ferenc Puskàs, Florian Albert (ballon d'or 1967), Thomas Mann, Albert Camus (lui aussi grand amateur de foot comme en témoigne Le premier homme, éd.Galimmard), la mentalité allemande, l'Histoire et l'anecdotique (comme les définitions piochée dans un dictionnaire), Esterhàzy nous offre un livre passionnant, brillant et jubilatoire ! Un des plus remarquables livres écrits sur le football (et l'histoire hongroise) et à travers lequel l'auteur retranscrit et communique sa ferveur, ses connaissances et son sens de la réparti.

Lui qui se définit comme footballeur avant d'être romancier (son premier roman publié chez Gallimard en 1989 Trois anges me surveillent parlait déjà partiellement de foot) considère que "les problèmes de football sont les problèmes du monde(...). Ce jeu, j'y joue, même quand je ne fais que le regarder. Je ne le regarde jamais de l'extérieur. Je ne le regarde pas pour voir mais parce qu'il existe". Il use de ce sport pour réécrire et réinterpréter le cours des événements. Dés lors qu'il sert de révélateur, le football a autant d'importance que l'Histoire. 

A l'image du footballeur qu'il fut, nous le voyons au cours de ce roman déborder, feindre, virevolter et prendre son lectorat à contre-pied avec panache et humour. La classe !


L'auteur :
Né en 1950, Péter Esterhàzy est un descendant de la dynastie des comptes Esterhàzy de Galàntha d'où sont issus de célèbres hommes politiques hongrois et de fameux collectionneurs d'art (la Pinacothèque de Paris en 2011 et le Louvre auparavant ont consacré une partie de leur galerie à ces collections Esterhàzy). Mathématicien de formation, footballeur amateur, Péter Esterhàzy est considéré comme la figure tutélaire de la "nouvelle prose hongroise" pour qui tout est littérature et tout est intertextualité. Sa grande originalité tient effectivement dans son style qui mêle différents niveaux de langage, des jeux de mots et des citations explicites à d'autres oeuvres. L'intrigue de ses romans n'est souvent qu'un prétexte qu'il prend pour s'amuser avec le langage et le lecteur.

Et plus si affinités :

voici deux articles qui vous permettront peut-être de faire plus ample connaissance avec le football hongrois et avec sa star Ferenc Puskas (surnommé le Major galopant). J'aurais aussi aimé vous communiquer l'article paru dans Le Monde du 10 janvier 2008 dans lequel Péter Esterhazy développe sa conception du football mais le lien n'existe plus !




samedi 6 avril 2013

Le Sang noir

Louis Guilloux / folio Gallimard

Louis Guilloux, Le Sang noir, Gallimard 

Mon coup de coeur :
Récit d'une journée de 1917 dans une ville de province épargnée par les combats et portrait sans concession des ses habitants, Le Sang noir est un roman brillant qui nous transporte dans un univers à la fois tragique, burlesque et quasi fantastique.
La figure principale de ce récit est Merlin le professeur de philosophie à l'allure grotesque et au sobriquet ridicule: Cripure (la Critique de la raison pure de Kant devenant pour ses élèves la "Cripure de la raison tique"). Moqué par ses lycéens, il est aussi la risée de ses collègues et de ses concitoyens. Même son narrateur ne l'épargne pas:
"Son petit chapeau de toile rabattu sur l'oeil, sa peau de bique flottante, sa canne tenue comme une épée, et cet effort si pénible à chaque pas pour arracher comme d'une boue gluante ses longs pieds de gugusse, Cripure avait l'air dans la rue d'un somnolant danseur de corde. Sa myopie accusant le côté ahuri de son visage, donnait à ses gestes un caractère ralenti, vacillant, d'ivrogne (...)"
Vivant en marge de cette société dont il ne reconnaît pas les valeurs, Cripure partage sa vie avec Maïa -sa concubine illettrée au physique ingrat- et ses chiens à puces. Déjà auteur de deux livres il ne rêve que d'en écrire un autre, un chef-d'oeuvre, un recueil de pensées appelé "Chrestomathie du Désespoir -tel était le titre pédantesque qu'il comptait lui donner, à moins qu'il ne l'appelât : La Mistoufle..."
Autour de lui se greffent d'autres personnages tous malveillants, hypocrites et fantoches à l'image de Nabucet, médiocre petit notable franchouillard et inculte : "Cripure avait déçu l'assemblée en parlant avec trop de flamme d'un écrivain étranger, un certain Ibsen dont il semblait tout féru. Même alors, et qu'eût-ce donc été aujourd'hui, cette exaltation d'un étranger leur avait semblé incongrue. Elle témoignait de sentiments hostiles à la culture française. Que diable, mais que diable avait-on besoin de tous  ces Suédois et autres métèques (...) Est-ce qu'en littérature comme en tout, ces gens-là n'étaient pas de plats imitateurs de la France ?".
Alors que sur le front les combats se poursuivent et que les premières mutineries éclatent, ces derniers consacrent leur temps à des mondanités et à se gargariser de discours patriotiques auxquels ils ne croient pas. Bouffis d'orgueil, ils restent aveugles à ce qui se passe autour d'eux. Or au-delà de cet apparat la seule réalité tangible, la chose qui compte le plus c'est la mort des soldats et la douleur et les larmes de leurs proches.. Quel passage émouvant et plein de pudeur que celui consacré à M. Marchandeau dont le fils vient d'être exécuté. Jusqu'à présent cet homme avait eu "le sentiment que cela ne le concernait pas directement, que les choses se passaient dans un univers sans rapport avec le sien, si paisible, que bien sûrement il ne serait jamais fusillé, lui ni personne qu'il connût. Or...". Dupé par la propagande officielle, Mr Marchandeau s'étonne qu'il puisse y avoir des insurgés et qu'on puisse les abattre comme des traitres. Involontairement complice de cette "machine meurtrière" qui maintenant se retourne contre lui et les siens, il avait longtemps cru "que ces milliers de jeunes gens jetés au fumier acceptaient joyeusement leur mort". Quelle terrible désillusion!

Le Sang noir est un roman typique des années 30 qui fait de l'Histoire un élément essentiel de l'intrigue sans que cela se fasse au détriment des personnages. D'ailleurs si Guilloux peint un portrait aussi saisissant de Cripure c'est afin d'en faire le révélateur de la société dans laquelle les personnages évoluent (mais aussi un rempart contre cette même société): une société sans repère ni valeur. La présence d'un tel personnage permet de dénoncer la frivolité, l'indélicatesse et la suffisance d'une certaine classe sociale qui a pu rester loin des combats.

La satire est cruelle et les dimensions politiques et métaphysiques rendent ce roman inoubliable. Dès les premières pages il interpelle et fascine (tout comme Cripure) et déroule une intrigue à la beauté dramatique. Je l'ai découvert il y a une vingtaine d'années pourtant il continue de m'émouvoir et me fasciner.


L'auteur :
Louis Guilloux (1899-1930) est un écrivain incontournable des années 30. Ce roman (publié en 1935) fut lu et défendu par André Gide, Jean Grenier, André Malraux (son ami) et Albert Camus (son élève). Ce dernier à propos de ce roman disait: "Ce livre tendu et déchirant qui mêle à des fantoches misérables des créatures d'exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir et de l'espoir".
Son oeuvre pourtant magistrale et influente est de nos jours tombée dans l'oubli. Pourtant chaque année un prix portant son nom est remis par le Conseil des Côtes d'Armor pour "une oeuvre de langue française, caractérisée notamment, outre l'excellence de la langue, par la dimension humaine d'une pensée généreuse refusant tout manichéisme, tout sacrifice de l'individu au profit d'abstraction idéologique".
Ses convictions humanistes ont d'ailleurs conduit Guilloux à occuper le poste de secrétaire lors du 1er Congrès mondial antifasciste. Lui même se considérait comme avoir "toujours été dans une philosophie de gauche socialisante et même communisante, mais il y a un côté anarchisant lié à l'écriture qui est vraiment mien".
Cet ancien élève et admirateur de Georges Palante -de qui il s'inspira pour créer Cripure- a reçu le prix Renaudot en 1949 pour son roman Jeu de patience.

Et plus si affinités :
J'ai trouvé sur internet deux articles consacrés à Louis Guilloux qui complètent le portrait sommaire que j'ai pu faire de lui. Je vous laisse naviguer ici ou  au gré de vos envies.

Et toujours plus :
"Je n'ai pas d'idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement  de toute supériorité mais simplement de toute indépendance et originalité. J'affirme cela de toute société quelle qu'elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme celle du passé et du présent. Mais je ne suis pas plus fanatique de l'individu. Je ne vois pas dans l'individu le porteur d'un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu."
Georges Palante (1862-1925) est un sociologue et philosophe français admirateur de Nietzsche et lecteur de Freud. Il appartient à un courant philosophique défendant "l'individualisme aristocratique" selon lequel un individu doit pouvoir vivre en société sans pour autant être broyé par elle.
Sa postérité est assurée notamment par Guilloux, Grenier, Camus (le nom de Palante figure dans L'homme révolté), Gide (qui le cite en exergue dans Les Caves du Vatican) et actuellement par Michel Onfray qui lui a consacré son essai Physiologie de Georges Palante, pour un nitzschéisme de gauche initialement paru aux éditions Folle avoine et réédité chez Grasset en 2002.
Le portrait  qu'il dresse de Georges Palante n'est d'ailleurs pas sans rappeler celui que donne Guilloux de Cripure.

vendredi 5 avril 2013

Les Braises

Sandor Marai, Les Braises, éditions Albin Michel et LGF 

Mon coup de coeur :
Grâce à son écriture classique, élégante et pure, Marai est l'auteur hongrois le plus célébre en France. Ses romans rappellent ceux de S. Zweig ou d'Arthur Schnitzler dans la manière dont ils parlent de la fragilité des personnages et de l'ambiance dans laquelle ils évoluent. Comme ses deux aînés, Marai peint les moeurs bourgeoises de son époque tout en chroniquant la disparition progressive du monde dans lequel lui-même a grandi (à savoir la fin de l'empire austro-hongrois). Les Braises n'échappe pas à la règle.
Composé de deux grandes parties (la première évoque la naissance d'une grande amitié dans un contexte socio-politique bien particulier, la seconde les retrouvailles glaciales) ce roman ausculte la mort d'une amitié.
Quelque part dans une bourgade hongroise, deux amis d'enfance -Henri et Conrad- se retrouvent près 41 ans et 43 jours de silence. Pendant que l'un échafaudait minutieusement sa vengeance, le second refaisait sa vie à l'autre bout du monde. "On se prépare parfois, la vie durant, à quelque chose. On commence par être blessé et on veut se venger. Puis on attend. Le général attendait depuis fort longtemps et ne savait même plus à quel moment l'offense et le désir de vengeance s'étaient transformés en attente." En attendant le moment fatidique, Henri -l'ancien Général- se remémore l'époque durant laquelle lui et Conrad -"le Capitaine"- étaient inséparables. Il passe alors en revue aussi bien leurs premières complicités et leurs jeux d'enfants que leurs premiers pas en société ou leurs premiers émois amoureux. Quoiqu'en tout point opposés (d'origines socio-culturelles différentes ils ont aussi des physiques bien différents), les deux garçons semblaient vivre une amitié indestructible, "un moment privilégié, miraculeux de la vie" et ce depuis qu'ils s'étaient rencontrés à l'âge de 10 ans. Or progressivement nous nous rendons compte de la méprise du Général car Conrad s'est toujours senti floué, lui le passionné de musique, le "hongrois" dont les parents ont dû se sacrifier pour le faire admettre à l'école militaire.
Son arrivée dans la sublime demeure de son hôte et la confrontation qui va s'en suivre dissiperont les vieux malentendus. Le temps d'un dîner ils vont enfin s'expliquer même si chaque tentative de réconciliation va inexorablement se heurter à de nouvelles révélations. Et c'est aussi au cour de cette longue soirée qu'ils finissent par évoquer la femme qu'ils ont tout deux tant aimée. Le constat est sans appel : leur amitié est définitivement morte. C'est désormais la parole d'un homme cocufié (Henri) qui s'exprime. Et dans cet univers où tout se délite, ces deux vieillards expriment leurs rancoeurs sans éclat ni violence.

Avec Les Braises, Marai nous offre un très beau huis-clos sur le temps qui passe, sur la perte des illusions et des idéaux mais aussi sur la fierté masculine et la trahison. La tension dramatique est ici rendue par l'alternance de silences, de confidences et de faux-fuyants. Jusqu'à l'ultime révélation.

Ce que j'aime particulièrement dans les écrits de Sandor Marai c'est qu'il sait prendre le temps d'installer ses personnages dans un environnement qui correspond à leur personnalité et/ou à leur évolution. J'aime aussi leur retenu malgré les troubles qui les assaillent, tout comme je suis sous le charme de la délicate peinture des lieux et des ambiances qui en disent plus sur les protagonistes qu'une longue description ou qu'une analyse faussement "psychologisante".

Ce chef d'oeuvre a été adapté au théâtre en 2003 par Claude Rich.


L'auteur : 
Né à Kassa en 1900 (aujourd'hui en Kosice en Slovaquie) et issu d'une grande famille de la bourgeoisie d'origine allemande, Sandor Marai fut d'abord journaliste à Budapest, en Allemagne puis à Paris. Antinazi et antibolchévique convaincu, il choisit l'exil lors de l'arrivée des soviétiques à Budapest. Il séjourne successivement en Italie, en France puis finalement en Californie où il se donnera la mort en 1989 suite aux décès successifs de sa femme et de son fils.
Interdite jusqu'en 1990 en Hongrie, son oeuvre est désormais redécouverte dans son pays mais partout en Europe. C'est grâce à Ibolya Virag (longtemps éditrice et directrice de collection chez Albin Michel) si nous disposons désormais d'un grand nombre de ses romans toujours publiés par Albin Michel et le Livre de Poche. Des Révoltés aux Etrangers, il y a une quinzaine de livres traduits en français parus chez les éditeurs cités auparavant dont un certain nombre de coups de coeur à venir...



L'arrière-saison


Philippe Besson / 10/18Philippe Besson, L'arrière-saison, 10/18

Mon coup de coeur :
En s'inspirant du tableau d'Edward Hopper Nighthawks, Philippe Besson retrace le parcours de trois êtres solitaires.
Nous sommes à Cap Code au sud de Boston et plus exactement chez Phillies un bar déserté en ce dimanche soir.
Sous le regard de Ben le barman, la sublime Louise attend Norman -son amant depuis peu- tout en sirotant son martini. Lui comme nous, lecteurs, savons d'ores et déjà que Norman n'abandonnera pas sa femme pour elle. Surgit alors celui qui fut son grand amour Stephen. Celui qui l'a tant fait souffrir. "La seule chose que Stephen lui ait léguée en partant, c'est le temps. Ce sont les années interminables à ressasser leur rupture, l'enchaînement des événements, la séquence de leur perdition (...) Le corps de Stephen lui a manqué horriblement: ce manque là englobait tous les autres, il l'a amenée aux portes de la démence."
Cela fait trop longtemps -5 ans- qu'ils ne se sont ni vus ni parlés. La tentative pour renouer les liens perdus s'avère alors difficile. "Lorsqu'une histoire est terminée, elle est effectivement terminée, sans espoir de retour de flamme, sans possibilité de recommencement (...). (Louise) a préféré une souffrance éclatante à une interminable agonie." Jamais elle n'avait imaginé un éventuel retour de Stephen ni les nouvelles souffrances que cela lui procurerait.

Besson fait de ce huis-clos à l'ambiance mélancolique -initialement peint par Hopper- une scène de retrouvailles éprouvante. Car comment renouer contact après des années de silence? Le constat est sévère. Une fois les rancoeurs et la colère évanouies il ne reste finalement rien si ce n'est de simples souvenirs vides de sens.

Toute la beauté du récit tient à la manière dont l'auteur a su rendre la fragilité des personnages, leurs souffrances et leur incapacité à communiquer. La désolation des lieux s'accordant à celle des protagonistes et renvoie les personnages au néant qui résume finalement leur vie.


L'auteur :
Philippe Besson est né en 1967. Après des études de commerce il commence l'écriture de son premier roman En l'absence de hommes en 1999. En 2001 il reçoit le prix Emmanuel-Roblès pour ce même titre. Son deuxième roman Son frère concourt au prix Fémina. Patrice Chereau l'adaptera au cinéma en 2002 avec Bruno Todeschini comme premier rôle. En 2003 sorti de L'arrière-saison roman qui obtient le Prix RTL-Lire. Depuis Besson a publié 7 romans (Un garçon d'Italie, L'enfant d'octobre, Se résoudre aux adieux, Un homme accidentel, La trahison de Thomas Spencer, Retour parmi les hommes et Une bonne raison de se tuer) tous paru aux éditions Julliard.

Et plus si affinités :

Nighthawks (1942) est une des peintures les plus célèbres du peintre américain Edward Hopper. On la connaît en France sous le nom Noctambules ou Les rôdeurs de nuit.
Avec ce tableau, Hopper nous oblige à observer à travers la vitre courbe (comme un aquarium) d'un bar typiquement américain quatre personnages perdus dans la nuit. L'angle, l'éclairage, la raideur des personnages et l'absence de toute issue participent à rendre l'atmosphère dramatique et figée. Face au serveur un homme vu de dos mange seul. A sa gauche un autre homme et une jeune femme à la chevelure flamboyante semblent se parler sans se regarder. Les alentours sont désertés. Avec peu de couleurs mais un travail minutieux sur les formes et les lumières, Hopper réussi à peindre le doute et le temps en suspens donnant à l'ensemble une impression à la fois banale et mystérieuse.
Hopper reprend ici ses thèmes de prédilection: la solitude, l'amour et l'échec; thèmes que développe à son tour Philippe Besson dans son roman.
Ce qu'il a d'amusant et d'enrichissant avec Hopper c'est qu'il s'est inspiré de la littérature et du cinéma pour créer ses tableaux et qu'inversement des écrivains et des cinéastes se sont inspirés de ses peintures pour réaliser leurs oeuvres. Ainsi  Les Tueurs d'Hemingway a été à l'origine de Nighthawks qui a lui même influencé Robert Siodmak lorsqu'il a adapté en 1946 ce même roman. Pour en savoir plus, n'hésitez pas à utiliser ce lien et accéder au document conjointement réalisé par Télérama.fr et Dailymotion sur les relations entre Edward Hopper et le cinéma.

Et toujours plus :
Ici un extrait (également utilisé dans le document cité plus haut) du documentaire intitulé La toile blanche d'Edward Hopper diffusé par Arte disponible sur DVD.

(extrait mis en ligne par RMNgrandpalais)

lundi 1 avril 2013

Le rapport de Brodeck


Philippe Claudel / Livre de Poche

Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck, éditions Stock et LGF


Mon coup de coeur :
Dans un village isolé "sur les contreforts de la montagne, posé entre les forêts comme (un) oeuf dans des nids", un village ancré dans une région dont le nom nous est tu (mais que j'imagine être un pays germanophone d'Europe centrale) un étranger -surnommé l'Anderer- arrive accompagné de son âne et de son cheval avec son accoutrement bizarre, une politesse excessive, des manières sophistiquées et surtout une manie de tout écrire dans un carnet. Sa simple présence suscite la méfiance puis la haine de tous sauf de Brodeck. Ne le supportant pas et portés par une fureur collective les villageois décident un jour de le tuer. Peu après cet terrible acte -  magnifiquement retranscrit- que tous nomment "l'Ereigniës", ces mêmes personnes confient à Brodeck la charge d'un rapport qui pourrait justifier leur ignominie et ainsi leur donner bonne conscience.
Le prêtre lui-même fait ce dramatique constat: "Les hommes sont bizarres. Ils commettent le pire sans trop se poser de question, mais ensuite, ils ne peuvent plus vivre avec le souvenir de ce qu'ils ont fait".
Alors qu'il désirait oublier les horreurs dont il a été victime, Brodeck se trouve contraint d'écrire sur un autre acte de barbarie. Mais plus que l'enquête sur les événements qui ont conduit à ce meurtre collectif, ce qui le motive c'est de ne rien dissimuler de sa vie et des faits qui ont marqués le village.
"Si mon récit ressemble à un corps monstrueux, c'est parce qu'il est à l'image de ma vie, que je n'ai pu contenir et qui va à vau-l'eau". Car sa vie témoigne des horreurs du XXème siècle: il fut successivement un enfant abandonné recueilli par une vieille femme, un jeune homme dénoncé par ces mêmes villageois comme "Fremder" (étranger) lors de l'arrivée des "Fatergeheime"(nazis) et un survivant des camps de la mort. Son récit nous entraîne progressivement et inéluctablement vers l'insoutenable.
En jouant avec la chronologie et en procédant par associations d'idées, Brodeck/Claudel dévoile la noirceur de l'âme humaine, la bêtise et la lâcheté qui entraînent les hommes à s'humilier et à s'entre-tuer.
"L'idiotie est une maladie qui va bien avec la peur. L'une et l'autre s'engraissent mutuellement créant une gangrène qui ne demande qu'à se propager". Derrière cette chronique d'un village perdu au milieu de nulle part Brodeck raconte la seconde guerre mondiale et ses atrocités, même si c'est par allusions tout y est: l'occupation, les dénonciations, les déportations et la résistance. C'est d'ailleurs ce qui rend ce récit aussi bouleversant car derrière la beauté du texte se dissimule l'horreur.

Incroyable conteur et fin styliste, Philippe Claudel nous offre un roman fait de couleurs, d'odeurs et de sons mais aussi de métaphores et d'ellipses. Un roman dans lequel l'auteur manie une langue qui transcende la gravité du sujet et qui retranscrit fort justement les souffrances physiques et morales de Brodeck et de ses proches.

Outre la cruauté du propos et la beauté dramatique des images qui défilent sous nos yeux ébahis, il y a dans ce roman des interrogations qui perdurent au-delà de la lecture.

Le rapport de Brodeck est un roman qui se lit autant qu'il s'éprouve.


L'auteur :
Philippe Claudel est un écrivain et réalisateur français né en 1962 en Meurthe-et-Moselle d'un père ancien résistant.
Remarqué par la critique en 1999 lors de la parution du Café de l'Exelsior (éditions La Dragonne), il obtient le prix Renaudot en 2003 pour Les âmes grises (Stock 2003, LDP 2006) puis le Goncourt des Lycéens pour Le rapport Brodeck (Stock 2007, LDP 2009). Il est également l'auteur de La petite fille de monsieur Linh (Stock 2005, LDP 2007), de l'Enquête et du Parfum également parus chez Stock.


lilimarleen
photo prise par moi-même lors de mon séjour à Berlin en 2008